1) La création : processus biologique

C’est notamment cette recherche qui motive la multiplication et la variation des indications de jeu proposées par le metteur en scène : Georges Banu nous a déjà implicitement introduit à cette idée en évoquant la « non-installation » nécessaire dans le travail de répétition : « Certains construisent et en même temps effacent pour mettre l’acteur dans un état de non installation ». La non-installation du metteur en scène dans un discours induirait ainsi la non-installation du comédien dans un « jeu » - qui dès lors qu’il est figé n’en est plus un. Varier les énoncés permettrait de maintenir le mouvement, métaphore de la vitalité. Sans doute parce que la représentation doit elle-même pouvoir demeurer un « être vivant », (« cet ensemble organique qu’est tout bon spectacle » selon Luc Bondy 68 ) susceptible de naître devant chaque nouveau public comme pour la première fois, sous la forme d’un événement unique qui ne soit pas la stricte exécution d’un programme, il importe que sa génèse elle-même garantisse ce pouvoir de renouvellement. Sans doute aussi parce que la mise en scène cherche à faire naître des émotions, chez le comédien et le spectateur, et que ces motions-là sont les plus précaires qui soient, il importe que rien jamais ne se fige : c’est encore Luc Bondy qui se fait le théoricien le plus prolixe de cette vitalité désirée :

‘Il faut déstabiliser les acteurs afin de garder les émotions en vie car autrement elles ont tendance à se coaguler comme des gouttes de sang. C’est terrible... Produire des sentiments au théâtre, c’est l’entreprise la plus précaire. Il faut que ça passe, que rien ne se fixe et seulement ainsi, la mémoire, elle, peut les retenir. 69

Ainsi la poétique de la variation est-elle indissolublement liée à la foi en l’indélébilité de la parole de mise en scène, et fonctionne comme une sorte de caution du vivant : tandis que les propositions verbales éclosent et meurent comme les cellules constitutives du tissu organique de la représentation, leur pouvoir de faire trace dans l’imaginaire du comédien garantit leur viabilité par delà leur caducité apparente. Les comédiens sont à la fois maintenus dans une instabilité qui permet l’invention, la réinvention perpétuelle, et tenus pour une mémoire vive dont la représentation sera l’éxutoire. Ainsi comprise, la parole de mise en scène ne doit donc pas mettre en place un programme circonscrivant précisément les éléments constitutifs de la représentation, mais accumuler des pistes qui sont autant d’expériences vécues dont chaque représentation puisse être un souvenir singulier, une résurrection spontanée.

Nous voici introduits au champ sémantique du vivant, où les praticiens puisent abondamment les métaphores susceptibles de rendre compte de leur expérience et de leur recherche : l’idée des répétitions comme espace en jachère où le hasard seul devait pouvoir œuvrer nous laissait déjà deviner cette utopie d’un processus biologique - après le champ en friche, c’est l’image du corps comme organisme vivant qui est sollicitée : ici les « gouttes de sang » qui ne doivent pas coaguler, ailleurs le motif de la respiration vient illustrer cette biologie du théâtre : « Le plus beau spectacle, nous dit Bondy, c’est le spectacle qui a une respiration » 70 ... Et pour finir, conclusion logique de la métaphore biologique, le metteur en scène en démiurge : « Le but même de ce métier est étrange [...] : diriger pour faire vivre ». « La mise en scène, c’est une création profane, mais je tiens à le préciser : elle imite Dieu dans la Création » 71 . Sauf que ce dieu-là, on l’a vu, ne s’institue pas en transcendance prescriptive : c’est le Dieu de la génèse et non celui des Commandements, c’est un dieu innocent, qui n’accouche de sa propre Création que pour autant qu’il en ignore le devenir, et qu’il ne prétend pas en régenter la forme - puisque, dans cette rhétorique de la création théâtrale, le dirigisme est incompatible avec le vivant :

‘La mise en scène trop dirigiste, trop visible, produit un effet pervers [...] parce que le rythme de la vie, comme le rythme d'une grande écriture, est étranger à ce qui est trop réglé. 72

Cette quête du vivant détermine l’essentiel des aspects structurels de l’interaction de répétition : elle n’explique pas seulement la variabilité des propositions de jeu, mais aussi le refus d’une autorité, d’une règle (« le rythme de la vie est étranger à ce qui est trop réglé ») et la revendication d’impréparation : si les programmes de répétition sont désormais obsolètes c’est, selon Lassalle (citant Renoir), encore au nom de la vie : « le malheur vient du plan, cela interdit les surprises de la vie ». 73

Chez Bernard Sobel également, on rencontre le champ sémantique du biologique illustré par le motif du corps humain : la question qui hante son travail, pendant le temps des répétitions, est : « comment faire pour ne pas calcifier ? » 74 . Contre cette ossification qui menace à chaque instant, la première ressource où puiser de la vitalité est d’abord « le texte, vivant, chaud » 75 . Et la mission de la mise en scène n’est plus seulement de maintenir sa propre vie à l’abri de la calcification, mais de lutter contre le travail mortifère qui opère partout hors de la scène :

‘Je crois vraiment que, seul, le théâtre peut dire cette “calcification” permanente de la vie, parce que lui seul peut redonner matière à la langue, la montrer comme une présence charnelle, matérielle, et non comme quelque chose d’utilitaire, capable d’agir quelquefois comme du poison, de devenir du calcaire empêchant la circulation du sang dans les artères. 76

Il semblerait ici que l’élément mortifère à combattre par le processus biologique de la création théâtrale soit la langue de bois, qui fige le monde, pour les besoins de la persuasion, dans une illusion de signification : pour Bernard Sobel, la mission du théâtre est précisément de dissoudre cette illusion :

‘Le théâtre réside justement dans un regard de la langue sur elle-même et dans le fait que les mots disent sans cesse : nous ne signifions aucune vérité. Ce qui ne signifie en rien qu’aucun sens ne soit fabriqué, mais celui-ci disparait en même temps qu’il se fabrique. C’est cette fluidité, cette plasticité que le théâtre peut restituer. C’est là qu’est l’utilité de notre travail. 77

C’est donc son propre horizon esthétique et idéologique que l’interaction de répétition dessine et imite par sa forme : de même que, selon Sobel, la scène montre aux spectateurs combien les mots « ne signifient aucune vérité », et comme le sens meurt dès qu’il advient, la parole de mise en scène n’en finit pas d’exhiber sa précarité, sa plasticité, et son scepticisme à l’égard du sens. Peut-être même que si le théâtre peut dire la caducité du langage face à un monde qui ne signifie rien, c’est justement parce que sa genèse se nourrit de cette caducité. Le processus biologique de la création théâtrale se dote ici d’un enjeu téléologique : l’interaction de répétition doit procéder d’une fonctionnalité organique afin de produire une œuvre elle-même suffisamment vivante pour remettre en cause la calcification du monde (du langage, de la pensée).

Notes
68.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p. 173.

69.

Luc Bondy, op.cit., pp. 124-125.

70.

Ibid., p. 183.

71.

Ibid., pp. 118-119.

72.

Ibid, p. 175.

73.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 69.

74.

B. Sobel, op.cit., p. 70.

75.

Ibid., p. 65.

76.

Ibid., p. 71.

77.

Ibid, pp.38-39.