2) Règne du sens vsrègne du vivant

L’opposition qui se dessine peu à peu, à travers cette étude de la rhétorique métathéâtrale, montre l’interaction de répétition comme le siège d’une bataille où le vivant aurait à lutter contre les forces mortifères du sens. Elle explique notamment la méfiance développée par les praticiens à l’égard de l’analyse dramaturgique, sur laquelle nous reviendrons longuement. Pour l’heure, il convient de noter combien l’activité qui consiste à réfléchir sur le sens (du texte, de ce qu’on en fait) est devenue suspecte auprès de ceux qui ont à l’incarner, et même auprès de ceux dont la fonction est de le commenter : c’est en effet dans les propos de Dieter Sturm, qui collabore avec Luc Bondy en tant que dramaturge, que l’on rencontre l’expression la plus radicale de cette méfiance : le règne du sens a pour lui des airs d’aliénation intime, avec laquelle il faut se débattre :

‘Il faut dire que je suis plus profondément, et plus désespérement empêtré dans le royaume du sens que ne l’est Luc. C’est déjà un lieu commun de dire que la lourdeur de sens est la mort de toute découverte, de toute superficialité artistique dont nous nous nourrissons tous. 78

Si ce « royaume du sens » menace les praticiens de théâtre - plus que d’autres artistes, peut-être - c’est sans doute parce que la mise en scène est une pratique créatrice traversée par le langage de part en part : elle prend sa source dans le texte, qui sera proféré sur le plateau, et réclame pour engendrer son œuvre d’être constamment « parlée ». Il semblerait que metteurs en scène et dramaturges craignent par dessus tout que leur propre parole se confondent avec cette langue de bois que leur art prétend stigmatiser :

‘Dans le royaume permanent du signifiant et du signifié dans lequel nous évoluons, dans ce monde de signaux lançant perpétuellement des appels et perpétuellement condamnés à répondre, sur ce continent complètement refroidi des jugements déguisés en opinions, la liberté de sens est un lieu de chaleur auquel nous aspirons. 79

La parole de mise en scène, elle même déterminée, comme toute parole, par la relation signifiant-signifié, doit donc s’efforcer d’édifier ce « lieu de chaleur » qu’offre la liberté de sens, pour fuir le « continent refroidi des jugements déguisés en opinion ». Si le metteur en scène conçoit sa parole comme une perpétuelle remise en cause du système de représentation dans lequel elle est prise, et travaille à dissoudre ses propres certitudes autant que celles des comédiens avec lesquels il a affaire, c’est encore pour se donner les chances de créer du vivant : là où il échoue, par exemple s’il se heurte à d’indéfectibles certitudes chez le comédien qu’il dirige, il en résulte un « point mort » dans la représentation :

‘Ce qui le bloquait vraiment était toujours la confrontation avec une certitude bien arrêtée, ou peut être aussi avec la tranquillité inébranlable d’une personne, ou avec le côté grande maîtrise, sûr de soi d’un acteur par rapport à son propre métier, quelque chose qui se considérait comme une vision du monde achevée, se réfléchissait dans son pareil et ne voulait pas en démordre. [...] Cela a toujours été la fin provisoire de l’activité de Luc, la fin de son attention en tant que metteur en scène, et s’il n’était pas possible de résoudre cela, il restait dans la représentation qui s’ensuivait un quelconque point mort, qui exprimait ce moment d’échec dans les répétitions comme une cicatrice désensibilisée dans le tissu. 80

La métaphore du vivant n’est pas bien loin, et vient éclairer la posture de précarité dont les praticiens se réclament : contre les vertus vitales de l’innocence et de l’instabilité de la parole, la certitude et la maîtrise travaillent comme un poison mortifère, nécrose de la répétition qui se muera en « cicatrice désensibilisée dans le tissu » de la représentation. On devine ici combien une parole de metteur en scène ou de dramaturge qui se ferait discours sur le texte, prétendrait en détenir le sens, et organiser son interprétation, figerait immédiatement l’espace des répétitions en une banquise infertile. On comprend mieux dès lors que l’analyse dramaturgique fasse l’objet d’une suspicion farouche, et qu’elle puisse être jugée vaine, voire antinomique avec l’enjeu de la mise en scène, qui doit consister non en une interprétation-exegèse, mais en une interprétation-incarnation. On peut juger de cette méfiance dans ces propos de Jacques Lassalle, qui n’est pas le moins littéraire, pourtant, des metteurs en scène : « L’exégèse est triste quand elle est bête. Souvent hors sujet, quand elle n’est qu’intelligente » 81 . Voici donc l’intelligence mise hors-jeu du processus de création théâtrale, et ce sont peu à peu toutes les valeurs liées à l’intellection qui sont récusées, au profit d’une supposée maïeutique de l’impensé. Chez les comédiens plus encore que chez les metteurs en scène, on rencontre cette suspicion à l’égard des œuvres de la pensée, estimées impuissantes à produire du jeu :

‘Il peut y avoir cinquante philosophes dans une salle pour expliquer qui est Hamlet, c’est l’acteur qui réalise l’incarnation, l’accouchement d’Hamlet. C’est un processus biologique, magique, vivant, humain. 82

Face au philosophe : l’acteur, face à l’explication : « l’accouchement » et « l’incarnation » - face à l’élaboration d’un sens, l’avènement du vivant : on retrouve évidemment cette utopie de la création théâtrale comme processus biologique, quasi-magique, dans lequel la pensée n’aurait nul mot à dire. Car ce n’est pas d’une complémentarité qu’il est question ici, entre le règne de la pensée et celui du vivant, mais bien d’une opposition, qui se dessine en filigrane dans ces propos de Valérie Lang, parlant du travail de Nordey :

Ce que nous cherchons à donner, ce n’est pas du sens mais du vivant 83

On est en droit d’interroger la pertinence de cette prétendue opposition, qui nous paraît relever de la pensée mythique que Barthes avant nous a identifiée : cette « grande opposition mythique du vécu (du vivant) et de l’intelligible » est abordée dans les recherches qu’il expose dans Littérature et Réalité 84  : parlant de la critique littéraire (avec laquelle nous verrons que la mise en scène a une parenté indéniable, bien que conflictuelle), il en vient à cette remarque générale :

‘[...] dans l’idéologie de notre temps, la référence obsessionnelle au “concret” (dans ce que l’on demande rhétoriquement aux sciences humaines, à la littérature, aux conduites) est toujours armée comme une machine de guerre contre le sens, comme si, par une exclusion de droit, ce qui vit ne pouvait signifier - et réciproquement. 85

C’est dans cette réciproque - l’idée que ce qui signifie ne peut vivre - que gît l’argumentation plus ou moins explicite de ceux des praticiens qui récusent la vocation de la pensée à structurer le processus de création théâtrale : à bien y regarder, cette « référence au concret », que Roland Barthes associe à l’idéologie de notre temps, est fréquemment convoquée dans le discours des praticiens sur lequel nous nous sommes déjà penchée. Elle apparaissait, en effet, comme une arme de guerre, non pas forcément contre le sens, mais du moins contre son univocité ou sa calcification : plutôt que d’assujettir la figure de Dom Juan à une transcendance sémantique quelconque, Lassalle ne choisissait-il pas d’en faire « l’aventure d’un corps et d’un désir », prenant l’option de la sensualité « qui définit » Dom Juan au fur et à mesure, plutôt que d’interroger sa conception du monde ? Bernard Sobel ne rapatriait-il pas lui aussi son théâtre vers le territoire du concret, en affirmant que lutter contre la calcification du sens passe par une activité qui consiste à « redonner matière à la langue, la montrer comme une présence charnelle, matérielle, et non comme quelque chose d’utilitaire » ? La « lecture concrète », nouvel horizon esthétique des metteurs en scène contemporains ?

Notes
78.

Dieter Sturm, dramaturge, membre fondateur de la Schaubühne, dans un entretien avec Frederick Zeugke, dramaturge, publié dans La Fête de l’instant, p. 234.

79.

Dieter Sturm, op. cit., p. 234.

80.

D. Sturm, ibid.., pp. 240-241.

81.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 53.

82.

Jean-Marie Petiniot,"l'acteur en répétition est comme l'homme devant la mer", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 145.

83.

Valérie Lang, "Traverser ensemble une poésie", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 118.

84.

Roland Barthes, "L'effet de réel", in Littérature et réalité, ouvrage collectif, Paris, Seuil, 1982.

85.

op.cit., p. 87.