3) Le sensuel avènement des sens

Entendons-nous bien ; il ne s’agit nullement ici d’affirmer que le sens déserte désormais la scène théâtrale, et donc la conception des répétitions, accaparées l’une et l’autre par une lucidité post-moderne qui les détournerait de tout projet de signification. Un tel projet (la signification) demeure, dans toute entreprise de mise en scène, et nous aurons amplement l'occasion de le constater en observant, par exemple, le rôle des raisonnements, de l'argumentation, et de la persuasion qui travaillent la parole de mise en scène en l'assujettissant nécessairement à l'édification d'un sens, fût-il pluriel ; mais ce projet de signification est postulé comme un processus qui ne se satisfait d’aucune préméditation. Le sens est un horizon, éventuellement le produit de l’œuvre, en aucun cas un préalable qui déterminerait l’orientation du travail. Aussi cette « utopie de l’absence de sens » dont parle Dieter Sturm à propos de son travail avec Luc Bondy n’est-elle qu’un espace transitoire, nécessaire à la créativité théâtrale, garant d’une fécondité optimale, mais appelé à se réduire comme peau de chagrin : cette utopie est « un préalable pour qu’il puisse trouver et inventer ». Ensuite, la théâtralité (le sensuel avènement des sens) fait son œuvre :

‘Nous - j’entends les gens qui travaillent au théâtre, metteurs en scène, acteurs, etc. - devons sans cesse nous défendre contre le fait que ce que nous faisons avant même que nous ne sachions ce que c’est, semble vouloir signifier, car cela représente une grande restriction de la liberté. Luc et moi pensons que c’est bien plus excitant, et surtout plus sensuel quand, par un mouvement des gens sur la scène, plusieurs sens ou de nombreux sens se constituent lentement, affluent et gagnent lentement la compréhension. 86

Notons au passage que la récurrence des sèmes de la sensualité, de la chair et du corps n’est certainement pas indifférente dans cette rhétorique métathéâtrale ; ils apparaissent on l’a vu chez Lassalle (la sensualité définit Don Juan), chez Sobel (le théâtre restitue la dimension charnelle de la parole), ici chez Bondy, via son assistant dramaturgique et débouchent à chaque fois sur une bienheureuse et salutaire pluralité de significations. En passant ainsi du singulier au pluriel le sens offre cette antanaclase miraculeuse : démultiplié en « des sens », il ouvre à la fois sur la signification - innoffensive parce que plurielle - et sur la sensualité - qu’un art de la présence ne peut que rechercher.

Aussi, si l’on abstrait un peu de cette rhétorique ses présupposés, le mouvement de signification qui structure l’interaction de répétition n’est-il pas vertical et transcendant, mais horizontal et ascendant : le sens ne précède pas le travail, il n’en oriente pas le cours ; il en advient, à condition que les praticiens n’aient pas prétendu en réglementer le cours. Il s’agit d’une « sémantisation spontanée » opérant comme un processus biologique :

‘Le travail théâtral montre que le flux de la vie produit du sens, mais que la mise en scène ne découle pas d’un sens préétabli. On dit parfois que le théâtre communique du sens. Non. Le théâtre ne communique pas de sens. Il en produit. 87

En bref, si l’on rétablit la logique qui préside à cette conception, et pour synthétiser ces vastes considérations, il conviendrait de formuler ainsi le processus de création théâtrale : l’interaction de répétition est aménagée comme un espace libre de sens, et donc « astructurée », afin que le flux de la vie puisse s’y épanouir, et engendrer de lui-même « des » sens.

Notes
86.

D. Sturm, op. cit., pp. 234-235.

87.

Bernard Sobel, op. cit. p.25.