4) Critique (provisoire) du jugement...

Un autre éclairage sur ce refus d’une sémantisation préalable et univoque du discours de mise en scène, refus qui, selon nous, lui donne sa forme spiralée, inachevée, peut être puisé dans le principe d’une critique généralisée du jugement, qui semble également être un pilier de la pensée contemporaine - on songe notamment à la position soutenue par Gilles Deleuze dans Critique et Clinique 88 , qui compte notamment un chapitre intitulé « Pour en finir avec le jugement ». On se souvient que le terme est apparu dans les propos de Dieter Sturm, qui stigmatisait ces « jugements déguisés en opinion » qui forment le continent refroidi où la créativité dépérit, et l’idée semble assez communément admise aujourd’hui, selon laquelle le jugement serait incompatible avec la pratique créative

Le témoignage de l'un des élèves du Conservatoire à l'issue de son travail avec Patrice Chéreau est à ce titre tout à fait éclairant. Tout frais émoulu de sa formation d'acteur où, nécessairement, des jugements sont formulés par les « pédagogues », que leur mission conduit à se tenir dans une position évaluative, il a ce commentaire qui souligne l'absence de jugement dans le travail de direction d'acteur que suppose l'élaboration d'un spectacle :

‘Au niveau de la direction d’acteur y a quelque chose qui m’a beaucoup touché, c’est qu’il y a pas de jugement a priori sur le travail des gens, et par rapport à nous c’est très agréable parce qu’on a tous plus ou moins de l’expérience mais assez peu en définitive, et qu’on ait fait des écoles ou des compagnies, ou travaillé avec des metteurs en scène etc, on a-, on est toujours en face, souvent, très souvent en face de personnes qui jugent l’état d’avancée de notre travail, où en est et comment on se démerde avec nos acquis, avec nos faiblesses et avec euh, et là, dans tout le début du travail y a euh vraiment, que ce soit une volonté ou pas j’en sais rien, mais en tout cas il y a un non jugement du travail des gens, tout en essayant de les amener vers le mieux de ce qu’ils peuvent proposer, de ce qu’ils sont. Il y a vraiment une liberté, ça apporte vraiment une liberté de comportement dans le travail, et de jeu.’

En même temps que la confirmation de notre hypothèse, selon laquelle le processus créatif (à la différence du processus pédagogique) suppose l'abolition du jugement, se fait jour dans ce témoignage un ajustement de cette pétition de principe : minime, fugace, il se produit lorsque le comédien précise que le non-jugement vaut pour « tout le début du travail », laissant supposer que des étapes ultérieures du procès créatif le convoquent davantage... Cet ajustement prendra toute sa mesure lorsque nous envisagerons la question du jugement esthétique, dont on se doute que des artistes attachés à produire une œuvre ne peuvent guère faire l'économie ; on retrouve ici la scansion du temps de répétitions en deux étapes, même si elles ne sont pas toujours clairement identifiables, l'une conçue comme éclosion proliférante de propositions de jeu, l'autre comme « fixation scénique », comme disait Lassalle, qui suppose sélection (d'une forme plutôt qu'une autre), élimination, refus... Et donc, jugement, puisqu'il faut bien évaluer ces formes, d'une manière ou d'une autre, pour décider qu'elles n'ont pas leur place dans le spectacle en train de s'écrire.

Notes
88.

Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993.