En quittant momentanément les observations de niveau macrostructural, pour nous plonger dans le vif du sujet d’un « échantillon local », il est assez fascinant d’observer l’écart qui se creuse entre l’utopie d’une parole infiniment créative, instable, précaire, et sa crispation dans un moment d’impasse de la répétition. Le travail de Patrice Chéreau dirigeant Pascal Gréggory dans Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès 89 , nous en offre un exemple éloquent : apparement aux prises avec le début de la pièce (peut-être la première réplique du client) Pascal Gréggory, manifestement bloqué, échoue à jouer la réplique. S’ensuit alors cet échange, symptômatique, nous semble-t-il, des écueils de la parole de mise en scène conçue comme discours ouvert ; la séquence est un peu longue, mais nous semble offrir un contrepoint concret nécessaire pour contre-balancer l'abstraction idéalisante de la rhétorique métathéâtrale, et en nuancer les postulats :
Cet échange est évidemment très chargé, nous semble-t-il, d’un implicite lié à la relation affective intense qui unit les deux partenaires (à la ville comme à la scène) - Chéreau ne joue pas sans un plaisir plus ou moins pervers avec la question de la relation érotique entre les deux personnages qu’ils incarnent, devant des caméras qui n’en « perdent pas une miette ». Mais au delà de cette dimension relativement anecdotique, cette séquence nous paraît représentative de bien des formes caractéristiques de la parole de mise en scène : à commencer par la récurrence de la référence au texte lui-même, seul « centre » susceptible d’organiser un discours qui se refuse, on l’a vu auparavant, à s’en remettre à toute autre transcendance sémantique, et notamment au principe d’une interprétation univoque et fédératrice. Aussi la parole ne cesse-t-elle de graviter autour de ce pôle magnétique, censé détenir toutes les « clefs » de l’interprétation : certains segments sont isolés comme des repères de bifurquation thématique (« souffrance », « vous, vous ne risquez rien ») certaines expressions censées détenir tout l’enjeu dramatique et psychologique de la scène (« un désir comme du sang a coulé à vos pieds hors de moi », « Devant vous je suis comme ces hommes travestis en femmes qui se déguisent en hommes, à la fin on ne sait plus où est le sexe »). Notons pourtant que si cette centralité de la « lettre du texte » dans le discours de mise en scène s’exhibe ici de façon manifeste sous la forme de nombreuses citations, c’est précisément parce qu’elle n’allait pas de soi pour l’acteur, qui analysait d’abord sa difficulté à jouer en révélant l’écart creusé entre les commentaires métatextuels et les mots du texte : « je comprends tout ça [...] mais avec les mots qui sont écrits [...] je n’arrive pas à l’exprimer ».
C’est en fait un autre diagnostic que Pascal Gréggory va proposer peu à peu, lié non à l’inadéquation des indications de mise en scène avec la lettre du texte, mais à leur impuissance à dégager une logique fiable dans un texte retors : tandis que Chéreau parcourt la surface du texte, suivant ses méandres et ses « bifurcations » passant de la « souffrance » au « désir inavoué », « exalté par le refus », puis « oublié » dans le « plaisir qu’il a d’humilier le vendeur », pour déboucher sur la « culpabilité », Gréggory interroge davantage la logique profonde de la scène, et notamment la psychologie de son personnage : le client a-t-il ou non montré son désir, à quel moment - et sans doute la question implicite est-elle en définitive : « y a-t-il un désir chez le client ? ». C’est là une des questions fondamentales qui hante le texte de Koltès, dont l’irrésolution donne à la pièce toute sa force et son intensité, question à laquelle sans doute tous les praticiens qui entreprennent de le mettre en scène doivent se confronter. Or cette question ne traverse pas le metteur en scène et le comédien de la même manière : tandis que Chéreau a sans doute, jusqu’à ce jour des répétitions, évité d’y répondre, afin de préserver l’indétermination, la pluralité des sens, et parce que la revendication de la précarité de sa parole l’y engageait, Gréggory se heurte à un seuil de « jouabilité » d’une telle indétermination : « dis-moi ! » réclame-t-il, en quête d’un « maximum de renseignements ».
Sa stratégie est payante : brusquement le metteur en scène postule l’évidence de la réponse, et se range du côté de la nécessité de la détermination sémantique : « si tu penses ça tu ne peux plus jouer la réplique ». Ce qu’il faut penser, donc, pour jouer cette réplique, c’est qu’il y a bien un désir sexuel de la part du client, qui explique son « sentiment de culpabilité », se trahit par des aveux déguisés, se cache derrière le non-dit. Mais ce que cette conversation révèle, c’est que le non-dit réclame d’être dit, précisément, par la parole de mise en scène, pour pouvoir être joué, et que l’indétermination dans laquelle le discours prétend demeurer est une utopie que la réalité pratique du jeu rappelle bientôt à l’ordre. Si comme l’affirme Chéreau « on parle que de ça depuis le début », la réalité du désir du client n’a pas été affirmée avec assez de netteté pour être entendue par le comédien : il apparaît qu’un discours qui se refuse à se stabiliser et à se clore sur des conclusions, même provisoires, si créatif qu’il se réclame, peut parfois n’induire qu’égarement et perplexité, inaptes à produire du jeu. Chéreau manifestement s’en rend compte ici, et se voit contraint de quitter cette posture de parole précaire censée faire sa force. Et le metteur en scène de troquer le « bonheur de la quête » pour la violence de l’assertion : « Comment ça tu cherches ? » « Tu ne veux pas comprendre », et la pluralité des possibles, l’intégration de la contradiction, pour la détermination radicale : « il faut mettre un nom très simple sur ton désir ». Cette indication tranchée semble parfaitement satisfaire l’acteur, même si elle paraît annuler tout ce qui a été dit avant : « Donc on oublie les histoires de drogue et tout ça... ». On ne sera pas surpris de voir Chéreau répondre par la négative ; dans la parole de mise en scène, on s’en souvient, rien ne se perd, rien ne s’efface, tout se cumule - il n’y a donc pas de contradiction qui viendrait annuler l’option précédente. Ici, plutôt que le cumul des options, c’est leur hiérarchisation différenciée suivant les moments du texte et du travail qui est mise en avant : « là on parle de sexe », « on parle de drogue quand ça nous arrange ». On voit que la coprésence des sens, s’il elle n’est pas totalement abolie, est relativisée, pour pouvoir être jouée : « à un moment donné, si on ne veut pas perdre pied dans ce moment-là de la pièce, on ne peut penser qu’à ça ». L’univocité de l’interprétation, même provisoire, est un passage nécessaire au jeu de l’acteur, dont la vocation à être un perpétuel palimpseste de toutes les indications qui lui ont été données peut aussi se muer en piège paralysant toute possibilité de jeu...
Les répétitions de ce spectacle ont été filmées par Stéphane Metge, et diffusées sous la forme d’un documentaire intitulé “Une autre solitude”. Le travail de montage ne nous permet pas en l’occurrence d’établir avec certitude la scène sur laquelle Chéreau et Gréggory travaillent : le début de la séquence correspond au début de notre transcription.