2) Le « flou artistique »

Anne-Françoise Benhamou évoque également le problème soulevé par l’indétermination maintenue dans la parole de mise en scène : parlant du travail d’Alain Ollivier sur Les Serments indiscrets de Marivaux 90 , pièce dans laquelle il se refuse à toute investigation psychologique, par exemple sur la motivation qui pousse Lucile à refuser de se marier, elle en vient à interroger ce que nous avons identifié comme un « seuil de jouabilité ». « Si les personnages sont de pures fonctions, s’inquiète-t-elle, comment les jouer ? » 91 . Mais elle quitte bientôt cette question d’ordre pragmatique pour aborder une interrogation engageant davantage la pertinence intellectuelle et la valeur artistique d’une posture qui se refuse à produire des réponses. La question qui se pose est celle du pouvoir, ou du devoir, de proposer une interprétation stable en réponse aux énigmes du texte : « Ce qu’on ne comprend pas dans un texte appelle-t-il une réponse nette ? Affirmer un point de vue en face d’une énigme, est-ce fermer le sens ou au contraire ouvrir une piste de lecture qui permet au sens de naître ? » 92 . La formulation même de ces questions laisse assez entendre laquelle des deux options leur auteur tendrait à privilégier : le choix d’une posture interprétative, l’affirmation d’un point de vue, ne sont pas associés dans ces propos à la fermeture du sens mais au contraire à l’ouverture d’une piste par laquelle il est susceptible d’advenir. Ainsi, tandis que bien des metteurs en scène mettent un point d'honneur à se « purifier » de tout savoir qui serait susceptible d’éclairer les énigmes du textes, et se refusent à occuper une position d’éxégète, un vigilant témoin de leur travail comme Anne-Françoise Benhamou semble réclamer qu’ils n’abandonnent pas tout à fait le projet d’une lecture qui organise le sens du texte et préserve leur œuvre d’un flou artistique fort dommageable. À propos de sa collaboration avec Stéphane Braunschweig sur le Conte d’Hiver de Shakespeare, Anne-Françoise Benhamou conclut en effet que « si une réponse univoque est impossible, le flou artistique ne peut tenir lieu d’interprétation, car l’ironie de Shakespeare fait appel à une vraie réflexion. Il faudra définir avec précision le sens qu’a pour nous l’ambiguïté finale de la fable pour en trouver la traduction scénique » 93 . On voit qu’apparaît ici implicitement la notion de pertinence intellectuelle : la variabilité infinie des pistes interprétatives, le refus de toute clôture sémantique, peuvent en effet être considérés comme symptomatiques d’un « flou artistique » qui aurait fait l’économie d’une « vraie réflexion ». Peut-être ne sont-ce là que réactions d’universitaires, soucieux de rigueur et plus enclins au discours univoque que ne le sont les artistes ; c’est en tout cas la vision qu’ont les gens de théâtre de ce mode de pensée et de parole qui probablement infléchit notre propre travail. Dans la mesure où le texte de théâtre constitue pour les uns (les universitaires) et les autres (les metteurs en scène) un objet commun, un combustible inépuisable pour produire des « commentaires » pourtant incomparables (des exégèses textuelles d’un côté, des mises en scène de l’autre), il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que les deux approches fassent l’objet de comparaisons comme celle que propose Daniel Mesguich :

‘Le théâtre, comme l’Université, tient un discours, propose une interprétation mais, à la différence de l’Université, ne s’y tient jamais, ne s’en tient pas là, n’y adhère que provisoirement. Pour une certaine Université, c’est le crime suprême 94

Va pour cette terrifiante (et un peu mythique) université, qui voit dans la caducité de la parole de mise en scène un « crime ». La petite guerre entre « l’artistique » et « l’intellectuel » continue de nourrir un feu somme toute assez innoffensif ; loin de nous le dessein d’y jeter de l’huile.

Notes
90.

A.-F. Benhamou, "Une éducation dramaturgique", in Alternatives théâtrales n°52-53-54.

91.

Article cité, p. 34. Il est intéressant de remarquer que si A.-F. Benhamou pose cette question au sujet d'une pièce de Marivaux, elle a préalablement souligné que cette dramaturgie présentait des points communs, et soulevait des problèmes analogues, à celle de Koltès que nous évoquions dans l'exemple précédent: "Le problème que me pose le texte de Marivaux est exactement le même que celui que je rencontrerai plus tard avec les pièces de Koltès (dont Marivaux n'était pas pour rien un auteur de prédilection): faut-il entrer ou non dans une investigation du psychisme des personnages (investigation que l'intrigue appelle et barre tout à la fois dans un véritable double-bind)?".

92.

Ibid., p.34.

93.

Ibid., p. 37.

94.

Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, p. 129.