3) Vers un nouveau pacte de lecture ?

Lorsque l’on quitte le point de vue de la genèse du spectacle, pour interroger la réception des œuvres théâtrales, il apparaît que le refus de la transcendance sémantique dont témoignaient les metteurs en scène n’est pas sans perturber les codes de lecture auxquels les spectateurs croient pouvoir se fier. Cette perturbation même est préméditée et souhaitée par les praticiens : lorsque Bernard Sobel définit ainsi sa posture : « Je n’ai pas à communiquer un sens, à faire savoir ce que la pièce signifie », il n’ignore évidemment pas que ce faisant il trompe une attente légitime du public - d’autant plus surpris que cette posture de la part de Sobel constitue un retournement radical par rapport à la période où ce même metteur en scène s’adonnait, avec talent, à la mise en scène « brechtienne », particulièrement prompte à « signifier » de façon très explicite... Mais pour se justifier il cite un extrait de De la poésie dramatique de Diderot, adressée aux gens de théâtre :

‘Il est une impression plus violente, et que vous concevrez si vous êtes nés pour votre art et si vous en pressentez toute la magie : c’est de mettre un peuple comme à la gêne. Alors les esprits seront troublés, incertains, flottants, éperdus ; et vos spectateurs, tels que ceux qui, dans les tremblements d’une partie du globe, voient les murs de leurs maisons vaciller, et sentent la terre se dérober sous leurs pieds. 95

Si pour le metteur en scène, s’affronter à l’innommable, faire face à cette formule : « Cela ne signifie rien, voilà le véritable contenu de la vérité » 96 est une attitude énergique et créative, pour le spectateur il peut s’agir d’une expérience pour le moins désarmante... Il n'est que de considérer les réactions de ces derniers lorsqu’ils ont l’occasion de « demander des comptes » au metteur en scène, concernant tel ou tel effet de mise en scène, lors de rencontres qui échouent souvent à se constituer en dialogues. Ainsi au cours d’une rencontre avec Yves Beaunesnes à l’issue d’une représentation de Yvonne, Princesse de Bourgogne, de Gombrowicz, mis en scène au T.N.P de Villeurbanne, telle spectatrice (par ailleurs étudiante en arts du spectacle), posant - innocemment - la question de savoir « ce que signifiaient ces décors mobiles qui s’élevaient et descendaient depuis les cintres », n’a pu obtenir d’autre réponse que celle-ci : « Mais je ne sais pas ce que ça signifie, ça ne signifie rien, c’est comme ça... Il ne faut pas chercher à comprendre ». Tous les spectateurs ne s’abandonnent pas aussi facilement à cette a-signification de la scène théâtrale, surtout quand elle est revendiquée comme une provocation par un metteur en scène qui joue de la désinvolture comme d’une arme susceptible de parer à tous les coups : ainsi les rencontres avec Philippe Vincent à l’issue de ses spectacles débouchent-elles très fréquemment sur des apories, confrontant des spectateurs en « mal de sens » à un metteur en scène se refusant à tout discours qui prétendrait sinon l'établir, du moins le postuler. Cette poétique de l’aléatoire, liée au refus de se tenir dans une position de maîtrise du sens de la part des artistes, dont nous avons exploré les tenants et les aboutissants, semble ainsi donner lieu à un nouveau contrat de lecture qui met à mal l'horizon d'attente dans lequel se tient « le public », si tant est qu'il soit possible d'employer encore un terme qui prétend fédérer une réception désormais reconnue comme éparse, irréductible à une communauté d'écoute et de compréhension, et que peut-être l'a-structuration du discours théâtral contribue à éclater, dans une ultime onde de choc.

Notes
95.

Bernard Sobel, op.cit., p. 39.

96.

Bernard Sobel élabore cette formule à la suite de Malcolm Evens, qu’il cite, et qui a intitulé un ouvrage sur Shakespeare: Signifying nothing, avec en sous-titre: “Véritable contenu de la vérité dans le texte de Shakespeare”. op.cit., p. 83.