A . Cadre

1) Un « huis-clos amoureux » ?

Les répétitions, on le sait, se déroulent le plus souvent dans un lieu explicitement affecté à cet usage, qu’on peut donc qualifier d’ « institutionnel » : qu’il s’agisse de la salle de répétition d’un théâtre, ou d’un espace récupéré à cet usage, il est le lieu d’un rendez-vous clairement formalisé. C’est en tout état de cause un lieu fermé au public (sauf cas exceptionnel de répétition publique), ce qui apparente l’interaction de répétition à des interactions institutionnelles à caractère privé, comme les réunions de travail au sein d’une entreprise, ou d’un groupe de recherche. Mais à la différence de ces réunions de travail, qui constituent un rendez-vous ponctuel, même si elles peuvent éventuellement rassembler pour un objectif commun les participants sur un rythme hebdomadaire ou mensuel, les répétitions de théâtre prennent la forme d’un rendez-vous quotidien renouvelé pendant environ deux mois. C’est toute la conception du travail collectif qui est engagée dans cette organisation du cadre spatio-temporel : tandis que dans les entreprises ou les laboratoires, les réunions de travail ont essentiellement pour vocation de permettre à chacun de communiquer à ses collaborateurs les résultats d’un travail qu’il a le plus souvent mené seul, fonctionnant comme mise en commun d’expériences individuelles, les répétitions de théâtre entendent mettre en pratique une véritable recherche collective, dans laquelle le groupe se désolidarise le moins possible 97 .

Mais pour comprendre la spécificité du cadre spatio-temporel des répétitions, il faut encore prendre en considération certains détails, qui peuvent sembler anecdotiques, mais qui, à nos yeux, ne sont pas sans conséquence sur la forme et la nature des échanges qui s’y développent. C’est tout d’abord la configuration architecturale des salles de répétition, dénuées pour la plupart de fenêtres, et donc de lumière naturelle, qui nous a frappée : certes, la chose s’explique sans peine lorsque la répétition se déroule sur le plateau où sera donnée la représentation. Mais, même lorsqu’il s’agit d’une autre salle, située dans le théâtre ou non, il s’agit, dans tous les cas que nous avons observés, d’une pièce aveugle. Paradoxe ou secrète alchimie d’un art de la « représentation », qui s’efforce de donner à voir en se privant d’abord de tout regard direct sur le monde extérieur. À cette clôture spatiale, et même visuelle, il faut ajouter le sentiment d’une « clôture temporelle », induite par la fréquence, la durée des rendez-vous (six à huit heures par jour) et souvent le fait qu’ils s’inscrivent de manière décalée sur l’emploi du temps de travail canonique. À l’exception de rares metteurs en scène matinaux 98 , craignant peut-être cette coupure d’avec le monde extérieur (et qui de ce fait passent presque pour des excentriques), la tendance est à une répartition des services de répétition sur l’après-midi et la soirée, libérant les praticiens un peu avant minuit lorsque tout va bien... Ce décalage n’est pas insignifiant, puisque c’est lui, notamment, qui fait du monde du théâtre ce « monde à part », « délibérément coupé, par ses horaires, des gens qui ‘travaillent normalement’ » 99 . Dans ce huis-clos, inquiétant ou rassurant selon les points de vue, qui prive - ou préserve - ceux qu’il abrite de toute lumière naturelle, et même du temps social, familial, se développent évidemment des relations sensiblement différentes de celles qui se tissent entre simples collaborateurs. On y est, semble-t-il, plus enclin aux rapports fusionnels qu’ailleurs : Anne-Françoise Benhamou évoque ainsi cette « intimité absolue qui a à voir avec un huis-clos amoureux », et laisse entendre le malaise suscité par cette fermeture sur tout témoin extérieur à cette « petite communauté résolument autarcique et si satisfaite, apparemment, de l’être ». Cette intimité exclusive de toute ouverture sur le monde n’est pas sans choquer : « Jusqu’à quel point, s’interroge-t-elle, le théâtre doit-il s’enfermer pour parvenir à ses fins ? Le geste artistique ne peut-il exister sans un égocentrisme confinant au cynisme ? » 100 . Les praticiens eux-mêmes, sans aller jusqu’à ces qualifications péjoratives, témoignent avec lucidité de cette autarcie : ainsi Marcel Maréchal parle-t-il de « couvent », et de « petite République » pour évoquer ce monde à part, régi par des lois qui lui sont propres, où l'on se retire pour répéter.

Au delà d’une éventuelle affectation de marginalité, on peut voir dans cette façon de fermer le rideau sur le temps et l’espace réels le tribut à payer, ou le rituel initiatique, pour pouvoir lever l’autre rideau, sur l’autre monde, celui de la fiction qu’il s’agit de faire advenir sur le plateau : il faudrait ainsi renoncer au réel pour mériter le symbolique... Ou bien encore, hypothèse non moins poétique, ce geste ne serait pas celui de la privation, mais de la protection : il faudrait, pour pouvoir s’adonner à cet art peut-être encore un peu satanique, en tout cas toujours démiurgique, s’abriter du regard du monde non initié, et jusque de sa lumière - dangereux symbole d’une transcendance à laquelle on prétend s’égaler ?

Ce qui nous semble intéressant dans cette clôture de l’espace des répétitions sur lui-même, dans ce simulacre d’étanchéité au monde réel, c’est le poids qu’il donne à la parole de mise en scène : elle devient le seul vecteur par lequel l’en dehors s’immisce dans ce champ clos. Toute la rumeur du monde y est portée, incarnée, et médiatisée par la voix du metteur en scène : peut-être, d’ailleurs, ce monde n’est-il tenu à distance que pour être mieux raconté, re-présenté. Car si représenter est bien présenter l’absent, alors il faut que l’objet soit perdu d’abord, occulté d’une manière ou d’une autre, pour être figuré, restitué par signes, ceux du langage, puis de l’image. On aura amplement l’occasion de constater combien cette fonction (narrer le monde) est primordiale dans la parole de mise en scène.

Notes
97.

Cf. ultérieurement, in "un groupe conversationnel nombreux", les exigences des metteurs en scène relatives à l'assiduité de tous les comédiens à toutes les répétitions...

98.

Du moins en France, puisqu'en Allemagne, par exemple, on répète, traditionnellement, le matin et l'après-midi, les soirs étant laissés libres pour les représentations.

99.

Anne-Françoise Benhamou, "Une éducation dramaturgique", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 32.

100.

A.-F. Benhamou, article cité, p. 33.