2) Proxémique : aire de jeu et aire du je

Il est délicat de tenter d’étudier l’organisation proxémique d’un groupe conversationnel, lorsque l’on se penche sur une histoire conversationnelle faite d’une multiplicité d’interactions. Les places occupées par les participants connaissent bien sûr une extrême variabilité d’un jour à l’autre, et tout au plus peut on dégager une évolution générale dans la structure spatiale du groupe : on peut notamment observer le passage d’un rapport relativement égalitaire et informel, lié au « travail à la table » où comédiens et metteur en scène sont sur un pied d’égalité en termes de proxémique, à un rapport de plus en plus clivé : se dessine progressivement un espace de jeu nettement distinct de l’aire conversationnelle, face auquel se tient le metteur en scène. À mesure que ce clivage se renforce, il détermine une distribution spécifique des positions de parole dans le groupe conversationnel : il semblerait que la prise de parole personnelle soit plus difficile pour ceux qui occupent l’aire de jeu, qui est aussi celle de la profération du texte, et qu’il faille en sortir pour retrouver le « je » d’une énonciation assumée en nom propre : rares sont les conversations qui se déroulent sur le plateau, une fois que la répétition a commencé et qu’il a été investi par les acteurs jouant leurs rôles.

Le cas de figure peut néanmoins se produire, où le metteur en scène, pour donner ses indications, monte sur le plateau, important avec lui une forme conversationnelle où l’enonciation spontanée retrouve ses droits ; mais alors le plus souvent il s’adresse en privé au comédien, à voix basse, et légèrement à l’écart de l’aire centrale de jeu. C’est notamment la forme de proxémique privilégiée par Matthias Langhoff 101 , qui rend presque impossible l’enregistrement de sa parole (sauf à le faire consentir à s’équiper d’un micro-portatif) : après avoir observé le jeu de l’acteur depuis une place parmi les fauteuils des spectateurs, il l’interrompt à voix haute, puis le rejoint sur scène, au plus près, et s’adresse à lui comme on confie un secret, dérobant sa parole aux oreilles indiscrètes. Chez Langhoff, c’est toute la direction d’acteur qui est conçue comme parole intime, livrée dans le cadre d’une relation interpersonnelle 102 . Mais on retrouve ce type d’adresse privée de façon ponctuelle chez d’autres metteurs en scène ; dans la plupart des cas les énoncés produits dans ce contexte échappent à notre perception, autant qu’à celle des autres partenaires de jeu. Seuls les documentaires réalisés pour la télévision, disposant d’un équipement technique de qualité au niveau de l’amplification du son, sont susceptibles de nous livrer ces mystérieux énoncés qui échappent aux témoins in situ. Ainsi Au Soleil même la nuit, le documentaire sur le travail d’Ariane Mnouchkine autour du Tartuffe nous a permis d’avoir accès à cette parole conçue pour se dérober aux tiers : parce qu’elle était équipée, pour les besoins du documentaire, d’un « micro-cravate », ses interventions en forme d’adresse privée ont pu être captées : une occurrence de cette forme de parole nous a semblé révélatrice de son statut. Travaillant sur la scène 3 de l’acte III, Mnouchkine dirige Shahrokh Meshkin Ghalam (Tartuffe) et Nirupama Nityanandan (Elmire) dans la scène de séduction déguisée. Tandis que Shahrokh peine à trouver le corps et la voix de Tartuffe dans cette scène où il doit manifester un désir plein d'assurance (c'est en tout cas la direction de jeu indiquée par Ariane Mnouchkine) la metteur en scène multiplie les indications à distance, sanctionnant les propositions du comédien par des refus et des critiques. Pour finir (provisoirement, car le travail sur cette scène ne s'arrêtera pas là), Mnouchkine monte sur le plateau, invite Shahrokh à s'approcher d'elle, et dans un coin à l'écart, entame ce petit dialogue privé :

  • Ariane Mnouchkine   : Shahrokh ! (elle est remont é e sur le plateau, lui fait signe de venir aupr è s d elle, ils s ’é loignent vers le fond de sc è ne) ;( À voix basse) Tu as jamais été dragué ?
  • Shahrokh Meskhin Ghalam : Euh ouaih c’est...
  • Ariane Mnouchkine : Toi, quelqu’un, on t’a jamais dragué toi ?
  • Shahrokh Meskhin Ghalam : Ouais, des fois...
  • Ariane Mnouchkine : Et c’est pas comme ça ?
  • Shahrokh Meskhin Ghalam : C’est pire.
  • Ariane Mnouchkine : Alors pourquoi tu l’fais pas ?
  • Shahrokh Meskhin Ghalam : Oui.
  • Ariane Mnouchkine : Y a jamais quelqu'un qu'a essayé de te draguer, en croyant que ça allait te plaire évidemment ?
  • Shahrokh Meskhin Ghalam : Oui.
  • Ariane Mnouchkine : Pourquoi tu joues pas ça ? Tu comprends ?
  • Shahrokh Meskhin Ghalam : Oui, absolument.
  • Ariane Mnouchkine : Il faut jouer ça (on entend les rires de Nirupama et Juliana, restées dans l’aire de jeu) Qu’est-ce qu’il y a ?
  • Nirupama, riant toujours, montre du doigt Juliana qui rit aussi)
  • Ariane Mnouchkine  (sourit, reprend Shahrokh par le bras pour le rapprocher d’elle ; à nouveau à voix basse) : Hein ? Il faut drag- C’est-c’est-c’est vraiment, c’est comme ça, c’est du sirop, puis (elle joue avec les mains, les approches du corps de Shahrokh) <ça yest, j’vais lui plaire, là comme ça >(elle le touche, fait semblant d’épousseter ses épaules) <mais là je fais rien de mal je tate votre habit, oh, chatouilleuse> (elle esquisse des chatouilles), <ih ih>, tu vois ?
  • Shahrokh Meskhin Ghalam : Hum
  • Ariane Mnouchkine : Mais- drague. Sauf que bon il a un bonnet, il a un habit ecclésiastique donc, et puis on est au théâtre donc il y a une pureté de gestes, mais c’est exactement comm- je suis certaine qu’on t’a fait ça à toi.
  • Shahrokh Meskhin Ghalam : Oui, plusieurs fois.
  • Ariane Mnouchkine : Bon, alors (elle s’éloigne)
  • Shahrokh se retourne vers l’aire de jeu, prend sa respiration, reprend le jeu.

Il est évidemment impossible de conjecturer la représentativité d’une telle occurrence ; il apparaît en tout cas pour cet exemple que l’aménagement d’une sphère de parole privée a pour vocation de permettre un échange plus confidentiel, relatif à l’expérience intime du comédien, dans laquelle Ariane Mnouchkine entend aller puiser matière à jouer. On conçoit aisément que cette question, « Tu as déjà été dragué, toi ? c’était comment », proférée devant le reste du groupe, eût pu incommoder le comédien plutôt que l’aider à trouver la voie de son personnage. Cette séquence de travail laisse entrevoir l’ambivalence du statut de la parole dans l’interaction de répétition : conçue comme outil d’une recherche collective, et particulièrement chez Ariane Mnouchkine qui entend maintenir étroitement la solidarité de sa troupe, elle est aussi sonde de l’intime, réclamant des comédiens des aveux, des confidences, ou la mise en jeu d’affects difficiles à solliciter publiquement.

Il ressort ainsi que le clivage de l’espace de répétition et la mobilité des partenaires de l’interaction permettent de définir deux statuts de la parole de mise en scène : l’une est proférée « publiquement », c’est-à-dire conçue pour être entendue par tous même s’il elle ne s’adresse qu’à un, quitte à ce que l'intime soit mis en partage. C'est en tout cas l'option que semble privilégier Jacques Lassalle, qui affirme « préfére(r), s'adressant au groupe, concerner chacun, de façon très personnalisée, très intime ». 103 Pour ce metteur en scène, le second statut de parole, qui prend la forme d'une adresse privée, semble devoir être évité :

‘Il choisit de partager avec tous, et ne cède que très exceptionnellement aux demandes, pourtant fréquentes, qu'elles soient ou non formulées, de l'entretien privé avec tel ou tel acteur ou actrice. 104

L'entretien privé, qui a manifestement la préférence de Matthias Langhoff, et qui rend notre entreprise de captation tout simplement impossible parce qu'il privatise la parole de mise en scène dans le huis-clos d’un tête-à-tête impénétrable, sera évidemment peu représenté dans notre étude, de même que les metteurs en scène qui y ont majoritairement recours.

Notons toutefois que la distinction entre ces deux statuts de parole, selon que l'adresse est publique ou privée, ne vaut que pour les mises en scène impliquant plusieurs comédiens ; en se penchant sur le cas relativement particulier où le metteur en scène ne dirige qu’un acteur, avec lequel il joue, on peut cependant encore observer une différenciation de l’espace et du statut de la parole. Ainsi, au cours d’une séance de travail ou Patrice Chéreau dirige Pascal Gréggory, on peut observer un déplacement des deux partenaires hors de l’aire de jeu, pour commenter une difficulté sur la scène en cours :

  • (Pascal Gréggory , debout dans l’aire de jeu, joue. Patrice Chéreau, assis au premier rang des spectateurs, le regarde)
  • Patrice Chéreau : (se levant) Tu va beaucoup trop vite, tu vas beaucoup trop vite !
  • Pascal Greggory : (lui tourne le dos, s’éloignant) Ouais, parce que c’est... pfouhhh (geste des bras)
  • Patrice Chéreau : (le suivant) Hein ?
  • Pascal Greggory : (s’éloignant toujours de l’aire de jeu) ( ?)m’énerver...
  • Patrice Chéreau : (maintenant à sa hauteur) Quoi ?
  • Pascal Greggory : (se retourne vers lui) C’est trop colérique, trop (geste d’un poing lancé) ?
  • Patrice Chéreau :Tu vas trop vite surtout, tu vas trop vite.... surtout... Tu peux pas tirer la réplique...
  • Pascal Greggory : (il s’assied) C’est trop simple.
  • Patrice Chéreau : Cette réplique tu peux la tirer...
  • Pascal Greggory : C’est trop simple tout ce que j’ai fait.
  • Patrice Chéreau : C’est trop simple, oui, beaucoup...
  • Pascal Greggory : Je le sais, je le sens.
  • Patrice Chéreau : Ouais, ok. Ben ça va, c’est déjà bien...

Ainsi, même lorsque il n’y a pas de partenaires alentour justifiant l’éloignement pour définir un espace privé, le comédien semble éprouver le besoin de quitter l’aire de jeu pour penser son propre travail et commenter sa difficulté : si de prime abord son déplacement a tout l’air d’une fuite, d’une tentation de démission, bientôt il se retourne et tente d’ouvrir le dialogue en prenant l’initiative d’une analyse de son propre jeu. Cette posture (le comédien comme instigateur du dialogue) est suffisamment rare pour attirer notre attention sur le clivage symbolique de l’espace qu’elle a nécessité : pour pouvoir être à l’initiative de l’échange, posture conversationnelle qui relève la plupart du temps du rôle du metteur en scène, il a fallu au comédien cette distance prise par rapport à l’aire de jeu. En scène, il semble beaucoup plus démuni, ou tout entier livré au texte, qui le dépossède en quelque sorte de sa propre parole.

En somme on peut dégager deux proxémiques distinctes dans l’interaction de répétition : l’une « à distance », voix projetée par dessus la rampe, traversant le clivage salle-scène, déterminant des positions de parole nettement hiérarchisées, l’autre « privée », petite sphère mobile s’isolant de l’ère de la représentation par le chuchottement ou l’éloignement, où une forme d’échange plus égalitaire peut se développer.

Notes
101.

Nous nous référons ici à une captation vidéo des répétitions de L’Ile du Salut, d’après La Colonie pénitentiaire de Kafka, document réalisé par Jacquie Bablet. C.N.R.S., août 1996.

102.

Il est à noter qu'en outre, le nombre d'indications contribuant à la direction d'acteurs est très faible chez ce metteur en scène. Selon le témoignage de Martial di Fonzo Bo, interrogé sur son travail dans le rôle titre de L’Inspecteur général mis en scène par Langhoff, l'apport du metteur en scène consisterait pour une très large part en l'établissement d'un univers, via une scénographie massive et l'adjonction de nombreuses bandes sonores, laissant à la discrétion des comédiens les partis pris de jeu, d'interprétation des personnages. Témoignage receuilli au cours d'une rencontre avec Martial di Fonzo Bo à l'Université de Lyon II, mars 2000.

103.

"Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 62.

104.

Op. cit., p. 62.