B . Partenaires

1) Un groupe conversationnel nombreux

La répétition de théâtre, comme toute interaction, rassemble au moins deux partenaires : un comédien et un metteur en scène (qui peut également jouer lui-même, comme c’est le cas dans la mise en scène de Dans la solitude des champs de coton par Patrice Chéreau). Autour de ce binôme fondamental se greffent le plus souvent d’autres interactants, à commencer par les autres comédiens, lorsqu’il s’agit d’une pièce à plusieurs personnages, qui sont fréquemment présents même lorsqu’ils n’ont pas à travailler eux mêmes sur scène. Cette assiduité, spontanée chez quelques comédiens, est réclamée par certains metteurs en scène, au nom du caractère collectif du travail de recherche. Odette Aslan note ainsi à propos de Langhoff que « le travail langhovien est fondé sur la présence constante de tous à toutes les répétitions » 105 , mais sans préciser dans quelle mesure cette exigence est formulée comme un principe catégorique ou non. La plupart des metteurs en scène ne formulent pas explicitement d'exigence impérative à ce sujet, et la position défendue par Jacques Lassalle peut sans doute être généralisée à beaucoup de metteurs en scène :

‘Si je souhaite la présence de tous à toutes les répétitions, je ne l'impose pas. Chacun, en dehors des présences exigées pour son rôle, doit se sentir libre de son temps, et plus encore de ses désirs. On apprend beaucoup en regardant les autres, c'est vrai, mais les occasions de le faire sont assez nombreuses pour qu'elles ne soient pas imposées. 106

Si chez la plupart des metteurs en scène, la présence de tous à toutes les répétitions est un souhait du metteur en scène, mais non une obligation - et notons que le « souhait » de qui détient le pouvoir institutionnel et dirige l'interaction a tout de même beaucoup de poids - elle peut devenir obligatoire dans certains cas « extrêmes » : Georges Banu relève ainsi trois grandes figures de la mise en scène chez qui la « stratégie communautaire » fait l’objet d’un impératif catégorique :

‘Les stratégies communautaires divergent. À cet égard est symptomatique le désir impératif de Strehler que la distribution dans sa totalité soit présente au point qu’il fit un casus belli de la demande d’absence de l’administrateur du Français appelé à un rendez-vous avec le ministre de tutelle. Brook refuse aussi la scission du groupe selon les scènes à traiter car, chez lui comme chez Mnouchkine, la méthode même de travail à base d’improvisations l’exige. 107

Notons toutefois que la méthode de travail n’explique pas seule cette exigence d’assiduité : le documentaire sur les répétitions du Tartuffe montre ainsi une séquence où Ariane Mnouchkine réclame à Myriam Azencot des explications sur son absence lors d’une séance de travail qui n’a même pas commencé, la metteur en scène ayant jugé son comédien insuffisamment préparé psychologiquement : c’est donc pour n’avoir pas entendu le grand discours de réprimande de Mnouchkine que la comédienne doit fournir une justification (d’ailleurs fort légitime : elle était en essayage de costume), et nullement parce qu’elle aurait manqué au travail d’improvisation collective. Il semblerait qu'au Théâtre du Soleil, où toute absence doit être dûment justifiée, la notion de troupe soit, plus qu'un cadre de travail, un idéal rigoureux qui exige certains sacrifices et une discipline sur laquelle Ariane Mnouchkine ne transige pas... Un tel principe, dans certaines circonstances, peut paraître relever d’une exigence tyrannique. Anne-Françoise Benhamou rapporte ainsi cette anecdote des répétitions d’Othello, mis en scène par Christian Colin, où s’étant trouvée dans la position d’assistante, elle a eu à gérer le planning de travail :

‘Au deuxième jour des répétitions, Gilles David, qui joue une série de tout petits rôles, m’annonce qu’il sera absent une demi-journée. Angoissée, je commence à protester ; très gentiment il me rassure : le metteur en scène lui a accordé une après-midi - son fils est né le matin même. Dès le soir, il est à nouveau là et ne décollera plus des répétitions. Une fois de plus, je me demande ce que le théâtre a à gagner à ce maximalisme : y a-t-il vraiment un profit artistique à ce que les artistes soient totalement coupés de leur vie, de leur réel ? Et eux, le veulent-ils ? 108

Ce maximalisme laisse d’autant plus perplexe que la présence des comédiens aux séances où ils ne sont pas personnellement en travail sur le plateau ne donne guère lieu à des contributions de leur part à ce qui s’invente sur scène. La « recherche collective » passe essentiellement par la relation entre le metteur en scène et le(s) comédien(s) en scène, et les interventions verbales des comédiens-spectateurs sont extrêmement rares. Il semblerait que leur présence systématique soit davantage nécessaire pour attester de leur solidarité avec ceux qui sont « en travail » 109 , et entretenir l’idée d’une équipe de travail fusionnelle, que pour nourrir d’une façon ou d’une autre la recherche artistique.

À la présence des comédiens il faut encore ajouter, dans bien des cas, celle d’un dramaturge, et/ou d’un assistant à la mise en scène, dont le rôle quelque peu ambigu sera exploré ultérieurement. Si bien que le nombre de personnes présentes régulièrement peut s’élever, comme dans le cas des répétitions de Tout est bien qui finit bien mis en scène par Jean-Pierre Vincent, à plus de vingt personnes 110 . Un tel effectif peut laisser imaginer un vaste « polylogue » 111 où chacun viendrait apporter sa pierre verbale à l’édifice de la création collective ; en réalité, comme on l’a déjà aperçu, les rôles interlocutifs sont assez nettement distribués pour réduire considérablement le volume des propositions : si au cours du travail à la table les comédiens prennent volontiers l’initiative de l’échange et disposent d’un espace de parole spontanée relativement important, bientôt la mise en espace et la tâche qui est la leur (jouer), les prive d’une telle « marge de manoeuvre ».

Parmi les personnes susceptibles de participer à l’interaction de répétition, il faut aussi évoquer les autres membres de l’équipe artistique qui concourent à l’élaboration du spectacle, tels que scénographe, responsable du son, de la lumière, des costumes... Très variable en fonction de la manière de travailler de chacun, la présence des membres de l’équipe artistique et technique à toutes les répétitions peut faire l’objet d’une demande explicite de la part du metteur en scène : ainsi Jean-Louis Martinelli, soucieux de lutter contre un phénomène « d’hyperspécialisation » des individus et des domaines d’activité, réclame que toute l’équipe assiste aux répétitions :

‘On se laisse contaminer par l’hyperspécialisation alors que l’acte théâtral doit être rassemblé. C’est pour ça que j’insiste pour qu’aux répétitions tout le monde soit là, c’est-à-dire que l’accessoiriste assiste aux répétitions, que celui qui s’occupe du son assiste aux répétitions, que celui qui a le savoir de la lumière assiste aux répétitions, que le décorateur soit là pendant les répétitions, pour qu’il y ait un acte qui rassemble, et l’acte qui rassemble c’est la production de l’acteur. 112

Cet « acte qui rassemble » - qui n’est guère possible que lorsqu’il s’agit d’une équipe permanente - n’est néanmoins pas celui d’une parole collective : le statut d’interactant de ces membres de l’équipe artistique n’a rien de comparable à celui du metteur en scène. En premier lieu, et en dépit des utopies fusionnelles qui se dessinent à l'horizon de la rhétorique des metteurs en scène, leur présence est plus épisodique que celle des comédiens, puisqu’ils ont à travailler ailleurs pour donner forme à leur contribution au spectacle (création et confection des costumes, décors, collecte de sons, conception de la musique, etc.). Ensuite leur statut même dans l’interaction de répétition se distingue par une relative « passivité » : ils viennent moins apporter des contributions verbales à la recherche collective, que puiser dans le travail en cours matière à leur inspiration. Il semblerait que leur prise de parole dans le groupe conversationnel se fasse le plus souvent sous la forme d’apartés directement - et discrètement - adressés au metteur en scène. Sensiblement différent est encore le statut des techniciens du spectacle, dont l’apparition en répétition est plus tardive ; les exigences techniques de leur fonction peuvent les amener à s’adresser directement aux comédiens, à voix haute et de loin (lorsqu’ils sont par exemple occupés à la régie, ou à la mise en place des éclairages dans les cintres) pour donner des indications de placement ou des repères sonores.

De telles observations nous invitent à reconsidérer la notion de « forme conversationnelle » qui serait le creuset d’une création collective : dans bien des cas il n’y a nullement polylogue, et la recherche ne passe pas tant par une interaction purement verbale entre tous les praticiens que par l’interaction entre la seule parole du metteur en scène et jeu de l’acteur.

Notes
105.

Odette Aslan, in Théâtre/Public n°122, p.58.

106.

Ibid., p. 59.

107.

Georges Banu, "La répétition, ou autoportrait d'un metteur en scène avec groupe", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 13.

108.

A.F. Benhamou, "Une éducation dramaturgique", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 35.

109.

À ce titre, il est assez fascinant d’observer, dans les répétitions du Théâtre du Soleil, où le caractère fusionnel de la troupe atteint sans doute son paroxysme, la participation physique des comédiens qui assistent au travail de leurs homologues sur scène : vivant eux aussi la scène dans leur corps, ils se tendent, se contractent, s’agitent à l’unisson avec ceux qui jouent, dans une expérience de sympathie assez spectaculaire...

110.

À la troupe déjà nombreuse des comédiens il faut en effet ajouter un assistant à la mise en scène et un conseiller dramaturgique, et trois “stagiaires” - en l’occurrence des universitaires, dont nous étions, et dont la présence était motivée par tel ou tel projet de recherche...

111.

Nous empruntons à la linguistique conversationnelle cette notion qui désigne les interactions verbales à plus de deux locuteurs.

112.

J.-L. Martinelli, Rêves de sable, entretien avex Léon Azatkhanian, p. 30.