b) Le comédien ou « l’interacteur »

Il faudrait s’attarder sur le cas de figure où le comédien se trouve en position d’émetteur d’énoncés « non-prédéterminés » : nous l’avons représenté au moyen d’un petit « x », pour exprimer la relative rareté de cette position, et marquer la spéficité du rôle interlocutif qui est le sien dans ce type d’occurrence. Il nous semble en effet que la prise de parole par les comédiens, en dehors du travail à la table, n’est le plus souvent pas l’effet d’une initiative spontanée, mais résulte d’une demande clairement formalisée de la part du metteur en scène. C’est ce qui se produisait dans le fragment de répétition que nous avons déjà observé, où Ariane Mnouchkine sollicitait une confidence du comédien, au moyen d’une question (« tu t’es jamais fait draguer, toi ? »). Ce qui vaut pour l’aparté vaut aussi pour les interactions plus ouvertes : lorsque, dans les répétitions de Tartuffe, nous voyons s’esquisser une prise de parole personnelle de la part d’une comédienne, c’est à la suite d’une sollicitation de la part d’Ariane Mnouchkine, et dans le contexte bien spécifique d’une impasse de travail : depuis plusieurs jours, et à l’issue de cette séance de travail en particulier, l’équipe échoue à distribuer convenablement les personnages de Damis et de Valère, auxquels chacun essaie de donner forme sans y parvenir...

  • Ariane Mnouchkine   : Bon, on va aller dormir, parce qu’il est extrêmement tard...(soupir, le visage plong é dans les mains) Je sais pas trop quoi dire, là...pour ce soir, j’dois dire... Quelqu’un a quelque chose à dire, un p’tit mot éclairant ou euh ?
  • (les comédiens se taisent, gênés ; long silence)
  • Nirupama Nityanandan (voix basse) : J’me disais qu’il faut- que c’est peut-être (inaudible)
  • Ariane Mnouchkine: Ben oui mais euh...
  • Myriam Azencot (à voix basse) : Qu’est-ce qu’elle a dit ?
  • Juliana Carneiro da Cunha (à voix basse) : Il faut monter l’exigence.
  • Ariane Mnouchkine (voix forte) : Il faut monter l’exigence.. hein ? oui ? dis-nous, dis-nous ?
  • Nirupama Nityanandan: Non pas... pas toi... si on a une tempête a traverser, et on doit nager, on doit nager-
  • Ariane Mnouchkine: Bien sûr oui, mais y a un moment où y a rien à faire, Damis et Valère, ils doivent être- ils doivent être magnifiques. Autrement, euh, c’est destructeur pour nous tous, c’est destructeur, au fond on l’accepte pas. (se prenant la tete dans les mains) Oh la la quel métier ! quelqu’un a quelque chose à dire ?...

On contestera peut-être la représentativité de cet extrait : les problèmes de langue d’acteurs d’origine étrangère comme le sont souvent les comédiens du Théâtre du Soleil (c’est le cas de Nirupama), le charisme d’Ariane Mnouchkine, figure à la fois maternelle et autoritaire, qu’on pourrait dire « castratrice », expliquent en partie l’hésitation, la faible intensité de la voix, et finalement l’inachèvement de la proposition de la comédienne, rapidement interrompue et peu prise en compte dans la réponse de Mnouchkine. Cet extrait révèle néanmoins à nos yeux certains traits caractéristiques des conditions de la prise de parole par les comédiens ; il apparaît en effet que cette parole est souvent sollicitée lorsque le travail de répétition trouve un point de blocage, et que le metteur en scène s’en remet à cette autre voix pour tenter de trouver une issue. Il va sans dire qu’un tel contexte, culpabilisant pour les comédiens qui ne peuvent pas ne pas penser qu’un tel échec relève aussi d’une impuissance de leur part à trouver dans le jeu des solutions, est relativement inhibant. Pire encore est le cas où le metteur en scène s’adresse au comédien en travail - et manifestement en difficulté - pour obtenir qu’il s’explique sur « ce qui ne va pas » : l’espace de parole ainsi ouvert au comédien est un cadeau empoisonné... Certes, il va pouvoir s’exprimer en son nom propre, disposer, même temporairement, de ce droit à produire des énoncés personnels, mais dans une situation qui oriente nécessairement sa parole vers l’autocritique, l’aveu d’impuissance. C’est ce qui se produisait dans la séquence de répétition déjà produite ici où Patrice Chéreau sollicitait la parole de Pascal Gréggory en ouvrant l’échange par un « Où est le problème, là ? » qui induisait une réponse autodépréciative (« je comprends tout, mais je n’arrive pas ») ; c’est encore ce qui se produit dans cet extrait de répétition du Tartuffe, où après avoir cru trouver en Martial Jacques un Damis très convaincant, il semblerait qu’il ne soit en définitive pas assez « magnifique » (puisque c’est ainsi, selon Mnouchkine, qu’il devait être). Ariane interrompt une scène qui commençait juste :

  • Ariane Mnouchkine   : Top ! Alors Martial, raconte un petit peu, qu’est-ce qui t’a empêché ?
  • Martial Jacques: (silence)
  • Ariane Mnouchkine : Martial dis-moi un petit mot, dis-moi un petit mot !
  • Martial Jacques (inaudible)... c’est dans le corps, le problème...
  • Ariane Mnouchkine : Oui, c’est toujours dans le corps.
  • Martial Jacques: Le problème, c’est que-
  • Ariane Mnouchkine : hein ?
  • Martial Jacques: J’ai pas le corps de Damis.
  • Ariane Mnouchkine : J’ai ?
  • Martial Jacques : J’ai pas le corps de Damis.

Cette parole en forme de confession publique ne s’accouche pas si facilement : il faut à Mnouchkine plusieurs demandes pour l’obtenir, et l’on se doute qu’il en coûte à Martial de faire cet aveu cuisant, qui se soldera par son éviction du rôle de Damis... Cruel fonctionnement de cette interaction où les comédiens ne disposent d’un espace de parole propre que pour l’autocritique.

Il semblerait, quoi qu’il veuille en dire, que le metteur en scène n’abandonne pas si facilement la position d’émetteur principal, prérogative de sa fonction dont sans doute il veut se montrer digne : après son propre aveu d’impuissance dans la séquence où Nirupama prend la parole (« Je n’sais pas quoi dire, là ») Mnouchkine ne laisse guère à sa comédienne le temps de formuler une piste de travail, et sa proposition en reste du coup à l’aphorisme peu constructif (« dans la tempête, quand il faut nager, il faut nager »), qui permet à Mnouchkine de rebondir sur une parole à nouveau magistrale : « il faut qu’ils soient magnifiques, sinon c’est destructeur pour nous tous ». Entre temps l’intervention de la comédienne est pour ainsi dire niée : par deux fois le metteur en scène lui oppose un « oui mais » peu propice à la légitimation de cette prise de parole. En somme ce qui se dessine derrière le terme « d’interaction de répétition » n’est pas stricto sensu une forme conversationnelle, où chacun pourrait prétendre à une égale légitimité dans la prise de parole, mais bien une allocution du metteur en scène à laquelle les comédiens ne peuvent répondre que par le jeu. Ce constat vient apporter une nuance éclairante aux discours de metteurs en scène qui revendiquent une grande disponibilité aux « propositions des comédiens » : il faut naturellement entendre ces propositions comme des propositions dans le jeu, et non pas comme des énoncés verbaux suggérant des pistes de travail. C’est en tout cas ce qui appert de ce témoignage de Jean-Louis Martinelli sur son travail de répétition :

‘Dans un premier temps, j’essaie d’écouter tout ce qui se dit, tout ce qui se fait, tout ce qui se propose. Le plateau doit être un champ d’expérimentation tous azimuts, que ce soient les propositions des acteurs, ou les miennes. Je crois que la règle du jeu c’est : on dit OUI d’abord, puis ça fonctionne ou pas. En tout cas, il faut tout essayer. L’acteur qui me dit “Ça je ne le sens pas” m’irrite, “fais-le, après on verra”. De même que l’acteur qui dit : “J’ai une idée”, je lui dis : “l’idée je ne veux pas la connaître, fais-le, mais je ne veux pas savoir ce que tu as en tête”. Il faut faire. 113

La première affirmation de Martinelli (écouter tout ce qui se dit, tout ce qui se fait, tout ce qui se propose) se résout donc en définitive en un principe beaucoup plus réducteur (ne vaut que ce qui est fait), qui ne laisse à l’acteur que le seul jeu sur scène comme marge de manœuvre propositionnelle : s’il est interactant c’est en tant qu’acteur qui fait et non en tant que locuteur qui propose verbalement.

Une nuance, toutefois, à ce constat qui tend à réduire au strict minimum la vocation de l’acteur à produire des énoncés verbaux personnels : dans les répétitions de Dans la solitude des champs de coton, la position de Chéreau comme metteur en scène et comédien semble égaliser la relation de chacun au statut d’émetteur, et nous trouvons une occurrence de prise de parole de Pascal Gréggory qui ne relève nullement de l’autocritique, mais bien d’une proposition de mise en scène :

  • Pascal Gr é ggory   : Dans le fond j’ai l’impression que ce qu’il faudrait c’est que le Dealer soit plus près de moi, j’ai le sentiment, il s’en va et que je fasse ça ou alors que je le toise, tu vois ?
  • Patrice Chéreau : Oui.
  • Pascal Gréggory : Mais refaisons-le alors, non ?
  • Patrice Chéreau : “Mais, aujourd’hui je comprends davantage de choses, que je reconnais davantage de choses que je ne comprends pas, que je suis resté dans ce lieu et à cette heure”- j’te colle, hein ? - “tant de temps” - c’est ça, hein ? Qu’est-ce que ça dit ça pour toi, ça va ?
  • Pascal Gréggory : Ah moi ça va.
  • Patrice Chéreau : Ça va ?
  • Pascal Gréggory : Je...je vois l’animal qui tourne autour de moi, quoi.
  • Patrice Chéreau : voilà c’est ça. “Mais aujourd’hui que je comprends davantage de choses” (rire)

Notons que cette prise de parole intervient dans un moment de répétition où c’est le jeu du Dealer, donc de Chéreau, qui est travaillé, et où Gréggory occupe davantage la position du « regardant ». Du coup, c’est tout le rôle interlocutif du metteur en scène qui lui revient, depuis le pouvoir décisionnel (« refaisons-le ») jusqu’à la lecture interprétative de la scène (« je vois l’animal qui tourne autour de moi »), tandis que Chéreau montre les signes de l’exécutant, reprenant le jeu en réponse à la demande de Gréggory, ne délaissant son texte que pour esquisser une autocritique (« j’te colle, hein ? ») et ouvrant à son interlocuteur un véritable espace de parole (« qu’est-ce que ça dit pour toi ? »). Finalement c’est toujours autour de la fonction de metteur en scène (qui que ce soit qui l’occupe) que se développe un espace de parole spontanée et personnelle, tandis que le statut de comédien est celui d’un « interacteur » plus que d’un interactant verbal 114 .

Notes
113.

J.-L. Martinelli, op.cit.,p. 35.

114.

Dans le même ordre d’idée, il faudrait ajouter le cas des répétitions d’Alceste, mis en scène par Jacques Nichet (Document audiovisuel du Centre Régional des Documents Pédagogiques des Pays de la Loire) : nous y voyons l’un des acteurs prendre largement la parole pour commenter les enjeux qui traversent la scène, tandis que le metteur en scène se contente d’acquiéscer à ses interprétations. Or il s’agit de Vincent Winterhalter, qui se définit lui-même, dans un entretien filmé dans le même documentaire, comme un metteur en scène. Invité à participer dans ce spectacle comme comédien, il semblerait qu’il ne délaisse par pour autant les prérogatives locutoires du metteur en scène, que Jacques Nichet abandonne d’ailleurs particulièrement facilement dans les séquences de répétition que montre ce documentaire - serait-il intervenu dans le choix des « rushes » appelés à entrer dans le montage, privilégiant les moments qui ne trahissaient pas une posture trop nettement autoritaire de la part du metteur en scène?