c) Côté récepteurs : des témoins à charge ?

Pour ce qui est de l’analyse des positions de récepteur, il convient de distinguer nettement récepteurs ratifiés (qui font officiellement partie de l’interaction, et seront amenés à un moment ou à un autre à y prendre part, c’est-à-dire les praticiens) et récepteurs non ratifiés qui ne sont pas censés prendre part à l’interaction : c’est évidemment cette seconde position que nous occupons, en tant que témoin universitaire, position qui est celle aussi d’une éventuelle équipe de tournage lorsqu’il y a réalisation d’un documentaire, et que peuvent encore occuper d’éventuels spectateurs, dans le cas, de plus en plus fréquent, de répétitions publiques. Cette pratique, relativement « à la mode » suscite une méfiance certaine de la part de quelques metteurs en scène qui tiennent à préserver l'intimité secrète du travail de répétition des regards indiscrets ; Jacques Lassalle considère ainsi que la présence de témoins extérieurs est une menace au bon déroulement de la répétition, et fait cette réponse à la question de Georges Banu sur les éventuels stagiaires ou invités conviés à assister au travail :

‘Le moins possible. Tout regard étranger, amical ou pas, "initié" ou pas, met gravement en danger une répétition, risque de la transformer en représentation prématurée. À moins que le metteur en scène se donne lui-même en représentation et ne songe qu'à instrumentaliser ses acteurs, à les transformer en cobayes. 115

Que dire alors, de la présence d’une caméra ? En effet, pour être « passive » sur le plan interlocutif cette présence peut n'être pas sans conséquence, nous semble-t-il, sur l’interaction de répétition. Elle peut ainsi donner lieu à ce que Catherine Kerbrat-Orecchioni nomme des tropes communicationnels : « Il y a trope communicationnel chaque fois que s’opère, sous la pression du contexte, un renversement de la hiérarchie normale des destinataires ; c’est-à-dire chaque fois que le destinataire qui en vertu des indices d’allocution fait en principe figure de destinataire direct, ne constitue en fait qu’un destinataire secondaire, cependant que le véritable allocutaire, c’est en réalité celui qui a en apparence statut de destinataire indirect. » 116 ... L’auteur des Interactions verbales note que ce « trucage énonciatif  » est particulièrement « fréquent au théâtre » dans l’interaction intra-fictionnelle, et qu’il est en outre « omni-présent dans la relation extra-scénique... » où les acteurs font mine de s’adresser les uns aux autres, tandis que tous leurs énoncés sont en réalité proférés à l’intention du public. Il faudrait ajouter que la présence d’un tel trope communicationnel est hautement probable dans les répétitions publiques: il y a fort à parier que les témoins, sans être les destinataires désignés, n’en sont pas moins pris en compte dans le discours exprimé, qui leur est indirectement destiné, le locuteur cherchant, consciemment ou non, à donner une certaine image de lui-même et de son travail. Dans ce sens les comédiens risquent de se trouver « instrumentalisés », réduits à n'être que les tiers d'un échange qui fait mine de s'adresser à eux quand il ne vise qu'à « passer la rampe » pour être reçu et apprécié par des témoins de l'ombre sur qui il convient de faire impression...

Sans doute cette hypothèse du metteur en scène en cabot plus soucieux de brio que de créativité dans l'élaboration de son spectacle est un peu excessive, et doit être ramenée à de fugaces fragments de répétitions. Mais en tout état de cause, il ne faut pas se laisser duper par l’impression d’intimité directement offerte au regard, sans la médiation d’un sujet et d’un outil qui la captent, que peuvent susciter les documentaires audiovisuels dont nous disposons pour pénétrer l’interaction de répétition : si les interactants semblent le plus souvent ignorer l’existence des témoins, ici ou là, un regard vers la caméra, ou un commentaire relatif à sa présence nous rappellent que nul n’a oublié son encombrant travail de captation. Dans le documentaire sur les répétitions de Dans la solitude des champs de coton nous trouvons ainsi une remarque de Chéreau relative à la présence de la caméra :

Pour anecdotique qu’elle puisse paraître, cette séquence n’en est pas moins révélatrice de ce qui nous semble être « l’arrière-plan » du consentement des praticiens à travailler devant témoin : témoin, justement, le terme à des connotations judiciaires que la remarque de Chéreau, essentiellement facétieuse, fait surgir également : la cassette où se fixe peu à peu la répétition peut fournir des « preuves », susceptibles d’arbitrer un conflit, si ludique soit-il... Il y a dans cette demi-plaisanterie comme un retour du refoulé, l’aveu que ce regard extérieur, apparemment accepté sans heurt, demeure néanmoins perçu comme une hypothétique instance de jugement. Il est d'ailleurs des moments où ce « refoulé » ne l'est plus du tout, et peut brusquement exploser en imprécations contre la présence de l'équipe de tournage : une séquence du Portrait de Patrice Chéreau le montre en plein travail d'acteur (il travaille alors à son rôle du Dealer, dans sa version de 1990 de Dans la solitude des champs de coton), interrompant brutalement sa tirade pour lancer à la caméra des insultes, se plaignant avec violence de ce qu'on « ne peut pas se concentrer avec tout ça », et finissant en invectives contre les témoins « qui font vraiment chier jusqu'au bout »... Fabienne Pascaud, l'instigatrice de ce documentaire, écope du coup, lors d'un entretetien en tête à tête avec le metteur en scène, de remarques relatives au secret des répétitions qu'il est coupable de violer, remarques dont il est peu douteux qu'elles sont des reproches directs adressés à la journaliste :

‘Toutes les répétitions devraient se passer à huis-clos, dans le secret. C’est pas parce qu’il existe maintenant la télévision qu’il faut absolument tout montrer... Non non mais c’est directement lié à vous. Elles se passent évidemment dans le secret, les répétitions, de même que on a jamais filmé ou vu, on a jamais vu un auteur en train d’écrire, ni un compositeur en train de composer. On a vu une fois un peintre en train de peindre, c’était Picasso avec Clouzot, mais c’est l’exception qui confirme la règle, et encore ne l’a-t-on pas vu faire une très très grande toile parmi les plus belles qu’il ait faites. C’est forcément secret ; et il faut le retenir parce qu’on a tendance à l’oublier. C’est vrai que c’est très intéressant à voir, si on a la patience, c’est paraît-il intéressant à voir les répétitions (cut : scène d’énervement contre la présence de la caméra pendant le travail de la Solitude) Mais à un moment donné les répétitions c’est secret. C’est secret parce que- pour des tas de raisons. Si on doit engueuler quelqu’un, si on doit piquer une colère contre quelqu’un c’est pas la peine qu’il y ait du monde, sinon, ça devient une autre colère. Si on doit dire à quelqu’un « je n’aime pas ce que tu fais », quelquefois on est obligé de lui dire, ou « je pense que tu te trompes », il faut le dire sans témoin. Et vice et versa d’ailleurs, quand l’acteur dit : « je ne comprends rien de ce que tu me fais faire », j’veux dire on ne va pas le dire, ça prend un autre poids si brusquement il y a quinze personnes dans la salle. Ça devient sordide en plus. 117

Il est intéressant d'observer l'évolution de l'argumentation défendant le « secret » nécessaire des répétitions dans ces propos : Chéreau semble en effet d'abord arguer du fait que le processus créatif, par principe, ne se montre pas, qu'il s'agisse d'une création littéraire, musicale, ou encore picturale (en dépit du « cas » Picasso), se référant implicitement à une forme de tabou dont on peut penser que la transgression a des incidences dommageables sur la qualité de l'œuvre produite. Ainsi, l'œuvre de Picasso dont la genèse a été filmée par Henri Georges Clouzot n'est pas une « très grande toile »... Mais bientôt les propos de Chéreau suivent un autre cours : si la répétition ne doit pas être montrée, c'est parce qu'elle est le siège d'une recherche collective qui peut passer par les formes du reproche, du conflit, de l'incompréhension entre metteur en scène et comédiens, qui deviennent « sordides » en présence de témoins. Nous sommes donc là dans un tout autre registre, puisque les procès créatifs auxquels le metteur en scène se référait d'abord en exemple ne sont nullement des entreprises collectives, et ne sont donc guère susceptibles d'exhiber ces violences indécentes... Ce qu'en définitive ce commentaire ne dit pas, ou déguise sous une argumentation versatile, c'est que ce sont les impasses mêmes de la création qu'il ne sied pas de montrer, indépendamment du contexte relationnel, des éventuelles altercations qu'elles peuvent susciter : la séquence où Chéreau explose en effet en imprécations contre la caméra n'est pas le lieu d'une « scène » entre comédien et metteur en scène, pour la bonne raison qu'il est alors l'un et l'autre, et travaille « seul » à ce moment. Il nous paraît davantage être un moment de difficulté de l'acteur, peinant dans la reprise délicate d'un rôle qui, de son propre aveu, lui pose bien des problèmes : manifestement insatisfait de son propre jeu, on peut penser qu'il transfère la sévérité de son propre jugement sur l'équipe du tournage, soudainement coupable d'intrusion, et peut-être même d'évaluation critique d'un jeu qui devrait pouvoir se chercher à l'abri des regards indiscrets : car s’il faut abolir le jugement pour que puisse se développer le procès créatif, il faut évidemment supprimer toutes les instances susceptibles de porter un regard potentiellement évaluatif, sur ce qui est en train de naître, et qui peut-être, est empêché d’advenir par la présence d’intrus...

Pour moins encombrant qu'il soit, équipé le plus souvent d'un seul bloc-notes, tapi dans la pénombre des fauteuils de spectateurs, c’est aussi tout de même à cette inconfortable instance de jugement que peut être identifié un observateur issu du monde universitaire (avec lequel il n’est pas rare que les artistes, et notamment les metteurs en scène, entretiennent des rapport ambigus), dont le travail d’analyse peut être confondu avec celui d’une évaluation critique... De là les efforts considérables - et souvent vains - de tels témoins pour se faire le plus discrets possibles, et atténuer le désagréable sentiment d’être persona non grata au cœur de ce processus créatif qui semble réclamer la plus totale intimité. Les témoignages d’Anne-Françoise Benhamou relatifs à des expériences analogues à la nôtre (être présente aux répétitions en tant que témoin, à des fins de recherche universitaire, mais sans être partie prenante du processus créatif) rendent compte de manière très éloquente de cet irréductible malaise : invitée par Gildas Bourdet à assister à une semaine de raccords précédant la reprise de Britannicus, elle en rapporte ces impressions :

‘Dès mon arrivée à l’Idéal-Ciné, où ont lieu les raccords, se produit ce que je craignais : la sensation de violer une intimité en pénétrant en répétition m’est presque intolérable. Non parce qu’on me le ferait sentir : je ne suis ni bien ni mal accueillie, je ne suis - excepté par Bourdet qui m’a invitée mais qui a autre chose à faire - pas accueillie du tout. Tout se passe comme si je n’existais pas et je comprends dès la première minute qu’il faut que je me fasse de la couleur des murs. [...] Très mal à l’aise (je m’habille entièrement en noir pendant une semaine sans parvenir à devenir imperceptible), j’aggrave encore mon cas en prenant beaucoup de notes. De temps à autre, j’entrevois une lueur de paranoïa briller dans l’oeil d’un des comédiens quand son regard s’arrête sur moi, tapie dans les gradins. [...] Ces premières sensations de répétition ne se démentiront jamais : l’impression d’un événement d’une intimité absolue, qui a à voir avec un huis-clos amoureux, où tout observateur est de fait dans l’obscénité 118

On retrouve ici les considérations sur la spécificité du cadre spatio-temporel que nous évoquions précédemment, cette autarcie fusionnelle qui fait de tout élément extérieur un intrus... Mais ici on voit combien le statut de l’universitaire est celui qui sans doute est perçu de la manière la plus hostile : prendre des notes, c’est, selon Anne-Françoise Benhamou, « aggraver son cas »... Un tel scribe n’est plus le bienveillant spectateur trop tôt entré voir le spectacle, qui demeure malgré tout partie prenante de la relation théâtrale, il devient corps étranger qu’à défaut de pouvoir exclure on s’efforce de nier. Rien n’est plus étrange apparemment, que les animaux diurnes que nous sommes, manquant toujours de lumière dans les salles obscures des répétitions, pour consigner compulsivement ce qui se dit et se fait, et qui « font pensée de tout » comme d’autres font « théâtre de tout ». Rien n’est plus éloigné, semblent penser les praticiens, du processus créatif que le processus analytique auquel nous sacrifions, et rien, ont-ils l’air de dire, n’est plus vain. Si paranoïa il y a, il convient de marquer combien elle est réciproque, et comme elle rend la cohabitation de l’une et l’autre espèce en salle de répétition peu naturelle.

On pourrait passer tout cela sous silence, et considérer que ces éléments du contexte relationnel de la recherche n’intéressent guère son objet, la parole de mise en scène ; mais cette parole, précisément, ne nous est accessible que dans la mesure où les praticiens consentent à nous la livrer. Il va sans dire que dans un tel climat, lorsque le metteur en scène monte sur le plateau pour s’adresser plus étroitement à ses comédiens, l’observateur ne se sent nullement autorisé à les y rejoindre pour entendre ce qui s’y dit ; que son souci de ne jamais parasiter le travail, afin de ne pas dénaturer son objet, le réduit à une discrétion qui lui fait perdre parfois un précieux matériel, et qu’en définitive ce matériel qui nous échoit n’est que la part visible d’un iceberg d'autant plus difficile à embrasser qu'il est est assez glaçant pour son observateur...

Notes
115.

"Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 61.

116.

C. Kerbrat-Orecchioni : Les Interactions verbales, Tome I : Approche interactionnelle et structure des conversations », Paris, Armand Colin, 1990, réed. 1998 : pp. 92-94

117.

Propos receuillis par Fabienne Pascaud, dans "Portrait de Patrice Chéreau, épreuve d'artiste", document INA, 1990. Il est à noter tout de même que celui qui se fait le plus ardent défenseur du secret des répétitions est aussi celui qui s'est le plus volontiers laissé filmer, en répétition ou en tournage, et ce tout au long de sa carrière, puisque que c'est celui des metteurs en scène pour lequels nous disposons du matériel audiovisuel le plus important...

118.

A.-F. Benhamou, article cité, p. 32.