b) Troupes ou familles d'acteurs

Aussi, nombreux sont les metteurs en scène qui tentent d’établir une certaine continuité de spectacle en spectacle afin de former une « famille » habituée à travailler ensemble. Cette quête ne va pas forcément chez tous jusqu'à la nostalgie de la troupe permanente, qui suscite une certaine méfiance chez les praticiens, en raison des « effets secondaires » qu’elle est susceptible de générer : Georges Banu dénonce ainsi « l’habitude, la sclérose, une excessive transparence réciproque » qui lui sont associées 123 , et Jacques Lassalle avoue s'en effrayer, tout en recherchant la continuité dans le travail qu'une « famille » d'acteurs permet :

‘La troupe, par son caractère tribal, prédéterminé, son mixte d'obligations, de dépendances et de compromis, m'a toujours effrayé. Je lui préfère une famille d'acteurs disparates, que l'on quitte et que l'on retrouve avec d'autant plus de bonheur. La seule choralité, les seuls consensus qui m'importent au théâtre sont les fruits d'une conquête et non d'un préalable. 124

On le voit, les raisons qui le conduisent à rejeter l'idée d'une troupe permanente sont en somme les mêmes que celles qui le faisaient condamner le principe d'une programmation excessive du plan de répétitions : comme le programme de travail, la troupe institutionnelle est un cadrage contraignant, « prédéterminé », un préalable stérilisant pour qui ne jure que par « la conquête » et l'aventure... Certains metteurs en scène, pourtant, passent outre ces effets secondaires, et n’ont de cesse de vanter les mérites de la troupe : Jean-Louis Martinelli déplore le manque de moyens de théâtres qui ne peuvent garantir la survie économique d’une équipe à long terme, alors que l’un des enjeux majeurs pour le théâtre aujourd’hui est « de reconstituer la troupe » 125 . Si pour Luc Bondy aussi, « en France, l’absence de troupe, sauf celle de la Comédie Française, reste un fait regrettable » 126 , ce n’est pas comme pour Martinelli pour des raisons de cohérence d’un répertoire, de continuité et de longévité dans les programmations d’un théâtre, mais parce qu’ « il est utile que les acteurs se connaissent entre eux, de même que le metteur en scène a besoin de les connaître » 127 . En ce qui concerne le degré de connaissance des acteurs entre eux, une certaine familiarité est, selon le metteur en scène suisse, souhaitable, parce qu’elle économise une précieuse énergie et permet d’aborder sans détour le travail théâtral : « S’il y a cinq, six, sept acteurs qui se rencontrent pour la première fois, il y a autre chose qui se passe entre eux que ce qui devrait se passer pour le bon démarrage des répétitions » 128 . Pour ce qui est du degré de familiarité entre metteur en scène et comédien, l’argumentation proposée par Bondy nous intéresse encore davantage, soulevant la question du type de parole induit par des rapports familiers :

‘L’acteur et le metteur en scène qui se rencontrent pour la première fois doivent d’abord apprendre à communiquer, à échanger, à s’accorder, et cela risque de prendre tellement de temps qu’il n’en reste plus pour le travail pour lequel ils ont décidé de se rencontrer. Lorsqu’on répète avec une troupe, personne n’éprouve plus le besoin de demander ou de donner des explications complètes. Il reste de l’incertitude, les acteurs la prennent en charge eux-mêmes et apportent leurs propres réponses. Ils inventent. Lorsqu’on fait appel à l’explication intégrale, elle se voit toujours sur scène ; celle-ci s’appesantit alors, devient besogneuse, poussive, sans légèreté 129

On le voit, les habitudes de travail en commun ne sont pour Bondy nullement un facteur sclérosant, mais au contraire une source de confiance réciproque féconde pour le spectacle : la connaissance mutuelle des praticiens offre au metteur en scène la possibilité de ne livrer que des indications allusives, les comédiens sachant qu’il leur appartient d’apporter leur propre réponse à ce qui est demeuré ambigu. La voie est ainsi ouverte pour une parole de mise en scène strictement suggestive et non pas explicite, et ce laconisme a le double mérite de ne pas lester le spectacle d’une dimension par trop explicative, et de permettre (en invitant les comédiens à l’invention) une véritable création collective.

Il est évident qu’aujourd’hui, les conditions économiques qui sont celles du monde du théâtre - et notamment l’absence de moyens dévolus à la rémunération de troupes permanentes - qui amènent les comédiens à rechercher auprès du cinéma, de la télévision, ou d’autres emplois, de quoi subvenir à leurs besoins, ne sont pas favorables à l’établissement de troupes durables. Et sans doute les mentalités actuelles y sont aussi moins disposées, les années 80 et leur fameux esprit d’individualisme ayant rangé au rang de vieux souvenirs les utopies collectives des années 70, évoquées ici par Bondy :

‘Il est important pour le métier que dans un pays il existe des ensembles forts, comme dans les années soixante-dix en Allemagne. On éprouvait alors le sentiment d’appartenir à une certaine culture et l’effet était celui de la communication à l’intérieur de ces ensembles et aussi entre eux. Mais maintenant tout se disloque. 130

Malgré cette « dislocation » se préservent des familles de travail, à géométrie variable, et s’entretiennent certaines fidélités, injectant un peu de continuité dans ce que George Banu appelle les « communautés passagères » 131 .

Notes
123.

Georges Banu, in La Fête de l’instant, p. 77.

124.

"Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 58.

125.

Jean-Louis Martinelli, Rêves de sable, entretien avec Léon Azathkanian.

126.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p. 76.

127.

Op.cit., p. 77.

128.

Ibid., p. 77.

129.

Ibid., p. 77.

130.

Ibid., p. 119.

131.

Notons toutefois que dans ce paysage théâtral “disloqué”, le Théâtre du Soleil mené par Ariane Mnouchkine brille par la force de cohésion dont il fait preuve; mais une telle solidarité interne réclame des sacrifices que d’aucuns ne pardonnent pas toujours à Ariane Mnouchkine - induisant du coup, des départs et un « turn over » assez important. Précisons que pour pouvoir se consacrer entièrement à la très lente maturation des spectacles du Soleil, les comédiens ne vivent, pendant les longs mois de préparation que réclame la méthode « Mnouchkine », que des allocations-chômage (dont l’impérieuse nécessité apparaît ici), sans avoir la possibilité d’aller “courrir les cachets”...