2) La fusion : intimité et tensions

Il est du coup difficile d’établir des généralités sur le caractère plus ou moins personnel des relations entre les praticiens d’un même groupe : il n’est pas rare que les équipes de travail associent autour d’un « noyau affectif » (terme que nous avons employé pour qualifier la relation privilégiée entre un metteur en scène et un ou plusieurs comédiens proches), des éléments extérieurs, suivant les besoins de chaque distribution. Aussi le type de relation est-il très variable au sein d’une même équipe en début de parcours ; mais dans tous les cas, la spécificité du cadre spatio-temporel, ainsi que la nature du travail, précipitent les relations vers la fusion et l’intimité - ce qui peut induire de violents conflits. Quand bien même les participants ne se connaissent pas, le tutoiement, indice de familiarité, est la plupart du temps de rigueur, et ce dès le premier jour de répétition. À ce principe nous n’avons rencontré, parmi le matériel dont nous disposons, qu’une exception, dans les répétitions du Dom Juan dirigées par Jacques Lassalle qui vouvoie Jeanne Balibar. La solennité du contexte (le Français) ne suffit pas à expliquer ce phénomène puisque Strehler, dans la même position, tutoyait ses comédiens lorsqu’il a mis en scène la Trilogie de la Villégiature à la Comédie Française. Il s'agit là d'une caractéristique propre à Jacques Lassalle, qui semble craindre que la « familiarité » ne se confonde bientôt avec une privauté inconvenante : à la question de la nature des relations qu'il entretient avec ses comédiens, c'est en ces termes qu'il formule sa réponse :

‘D'amitié, le plus souvent possible ; d'intimité, de familiarité, jamais. Sauf, peut-être, avec les amis de jeunesse, j'ai toujours préféré le "vous". Le "tu", même quand il m'est demandé, me fait peu ou prou violence. 132

On se doute que si Lassalle éprouve le besoin de se justifier de cette inclination au vouvoiement, et s'il fait état des demandes de comédiens en faveur du tutoiement, c'est que cette seconde pratique langagière est monnaie courante dans les répétitions. Ce tutoiement quasi-systématique, qui peut aussi être un phénomène lié au milieu artistique, et particulièrement celui du théâtre, où chacun se sent membre d’une même « famille », n’est guère étonnant si l’on songe à la spécificité du travail qui rassemble les praticiens : il s’agit pour les comédiens de travailler sur une matière toujours éminemment personnelle, dans une relative impudeur qui ne s’épanouit guère au sein de relations distantes et formelles. Un tel travail est en quelque sorte un don de soi auquel chacun doit consentir sans retenue, quelle que soit la nature de la relation initiale entre les praticiens : si la relation intime ne précède pas nécessairement le travail, elle est commandée par lui. Dans ces propos de Luc Bondy, on voit qu’elle peut être exigée, au nom de la fécondité du travail artistique :

‘Il ne doit y avoir personne qui refuse de se mettre à la disposition des autres, en révélant tout ce qu’il a de plus secret et d’intime en lui, afin d’obtenir en commun un maximum de vérité. 133

Naturellement une telle intimité ne va pas nécessairement de pair avec des rapports de sympathie : ce n’est pas parce que chacun se livre que tous s’entendent, et les anecdotes concernant les conflits personnels au sein d’une équipe sont nombreuses. Niels Arestrup, sans doute plus coutumier du fait pour des raisons de « tempérament impulsif » (qui lui a d’ailleurs valu un procès, et bien des plaintes...), souligne cet aspect souvent passé sous silence :

‘Au fil du travail, on s’aperçoit qu’on ne s’entend pas, qu’on ne se plaît pas ; il faut faire avec, pourtant. Comme dans n’importe quelle entreprise. Au nom de quelle utopie le théâtre, le cinéma, vivraient-ils des relations privilégiées qu’on ne connaît nulle part ailleurs ? 134

L’aura du monde du spectacle, le mythe de ses « bienheureuses familles » véhiculé par les médias, ont tendance à occulter la dimension conflictuelle qui peut traverser ces relations de travail ; et l’intimité fusionnelles propre aux équipes théâtrales ne va nullement dans le sens d’un apaisement de ces heurts. Au contraire, comme au sein d’une « vraie » famille, la violence des conflits a tendance à croître avec l'étroitesse des liens... Ainsi, dans l’équipe du Théâtre du Soleil, étroitement soudée, éclate un violent conflit qui n’a pas échappé à la caméra d’Eric Darmon, entre Myriam Azencot et Ariane Mnouchkine, à qui la comédienne reproche de ne pas l’avoir distribuée dans le rôle de Dorine ; s’ensuit une véritable scène de ménage, entre deux femmes qui « se connaissent depuis trente ans », avec force cris et menaces (Myriam : « y a des blessures qui sont irrémédiables » - Ariane : « Non ma chérie, que tu fasses pas Dorine, ça doit être rémédiable »), règlements de compte (Ariane : « je suis pas un ballon de foot [...] y a des moments ou moi aussi je peux être pleine d’un sentiment d’injustice parfois, dans vos revendications, dans vos acrimonies ! »), violence (Ariane :  « moi je veux que tu continues à venir aux répétitions Myriam, parce qu’autrement, dans ton estomac, il va se développer un tel nid de vipères, que effectivement, je vais être mordue, à chaque pas que je fais, que je te croise » - Myriam : « tu devrais déjà être tombée »), hystérie (Ariane : « Fais attention Myriam, parce qu’un jour je vais tomber morte, et tu regretteras ! Vous me regretterez tous ! Un jour, vous allez vraiment me faire claquer, et vous regretterez ! »), piques acerbes (Ariane : « pour combler ton narcissisme, Myriam, mais, il faut les pyramides ! »), et bien sûr, vieilles blessures :

... et l’on en passe... 135 . Cette « scène de ménage » nous paraît d’autant plus éloquente qu’elle s’ouvre sur une parole d’amour (Myriam accroche Ariane par un : « Ariane, je t’aime, et tu le sais »), et est ponctuée d’appellatifs tendres (« ma chérie ») qui marquent combien l’intensité affective des relations n’est nullement un rempart contre les discordes qui peuvent survenir dans une équipe théâtrale : jalousie, vexation, ego bafoué, paraissent ainsi les inévitables rejetons émotionnels d'un art qui met nécessairement en jeu les affects des uns et des autres.

Naturellement, comme c’est le cas ici, un des grands vecteurs de conflit au sein de l’interaction de répétition concerne la relation « verticale » entre metteur en scène et comédien, qui met en jeu l’autorité de l’un et la sujetion plus ou moins consentante de l’autre.

Notes
132.

Jacques Lassalle, "Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 62.

133.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p. 91.

134.

Propos recueillis par Fabienne Pascaud, Télérama n°2590, 1er septembre 1999.

135.

La “scène” (très longue) figure dans son intégralité dans le script du documentaire, édité en annexe.