a) Figures de l’autorité : « les exigences de l’art »

Si cette relation de pouvoir est structurelle dans l’interaction de répétition, elle prend des formes plus ou moins spectaculaires suivant la personnalité des metteurs en scène. Certains d’entre eux n’hésitent pas à occuper une posture nettement autoritaire, qui se traduit par une parole de mise en scène indiscutable : les indications n’y sont pas négociables, et les propositions de jeu des comédiens peuvent être sanctionnées par des refus catégoriques ; c’est cette figure autoritaire qui se dessine dans les témoignages de Mark Blezinger à propos du travail de Klaus Mickaël Grüber :

‘Pour Grüber, l'acteur est d'abord une présence humaine qui doit raisonner selon la loi du verbe, sans psychologie aucune. Pour les acteurs qui ne le connaissent pas, c'est extrêmement déstabilisant, dangereux, voire traumatisant, parce qu'en fait il leur interdit tout. L'acteur passe par une sorte de rituel d'initiation. Il ouvre la bouche, il dit une phrase et il entend dans la salle quelqu'un qui dit "Non, ce n'est pas cela !". Et ensuite il ne sait plus quoi faire. 138

On le voit c’est, au delà d’une position de pouvoir exploitée pour elle-même, une exigence esthétique radicale qui induit cette fermeté dans la direction d’acteur ; c’est d’ailleurs souvent cette exigence esthétique - l’idée que l’art (c’est-à-dire l’idée que s’en fait le metteur en scène) implique des lois avec lesquelles on ne transige pas - qui est mobilisée dans l’argumentation des metteurs en scène qui ont à se justifier d’une brutalité dont ont leur fait grief : ainsi dans la « scène de ménage » qui oppose Myriam Azencot et Ariane Mnouchkine, ce mobile ne tarde pas à apparaître dans les propos de la metteur en scène : c’est au nom de « l’art pur », de « l’œuvre », du « beau » que Mnouchkine impose une distribution non négociable...

‘Donc, avec toi je te le dis nettement parce qu’on se connaît depuis trente ans et qu’on va continuer à se connaître pendant trente-, etc.bon, mais ne me demande pas non plus, mon amour, moi aussi je t’aime, mais ne me demande pas, y a un moment Myriam où, je vous aime, vous m’aimez, ou vous n’m’aimez pas, etc., mais y a des moments comme ça de choses qui sont de l’art pur et où quelque chose comme ça est mieux. Et à ce moment-là, si moi je me dis, ah oui mais il faut pas que je laisse Myriam, alors je vais faire ta-ta-ta, etc., alors que pour moi, pour l’œuvre, pour toi je sens que c’est mieux ainsi, tu me demandes quelque chose que je ne peux pas faire, non seulement que je ne peux pas faire, mais que je ne dois pas faire ! Parce que si je le faisais Myriam, tu serais plus ici depuis longtemps ! Je trouve que tu es en train de devenir une comédienne formidable, mais, pour Dorine, Myriam, que je sais que tu voulais faire, et bien ce sera plus beau, si Myriam fait Madame Pernelle, et que Juliana fait Dorine.’

Ces positions nettement autoritaires se retrouvent ainsi plus fréquemment chez les metteurs en scène qui ont développé une conception de leur art intransigeante et radicale, ne souffrant aucun compromis, qui peut faire de la brutalité « un devoir » (« Non seulement je ne peux pas, dit Mnouchkine, mais je ne dois pas »). Aussi rencontre-t-on plus souvent chez ceux-là des discours de type magistral, qui sont de véritables « leçons » (de théâtre, de vie, de politique...) qui viennent ponctuer l’interaction de répétition, et asseoir l’autorité du metteur en scène comme celle d’une instance de savoir. Une anecdote rapportée par Rolf Michaëlis nous montre ainsi Grüber en pédagogue autoritaire : lorsqu’il monte La mort d’Empédocle (Hölderlin), le désaveu d’une partie des comédiens issus de la Schaubühne - collectif réuni autour d’idéaux socialistes - face au choix de Grüber d’interpréter la solitude des isolés alors qu’eux veulent montrer leur solidarité, suscite un conflit sur le plateau entre comédiens ; c’est un débat auquel Grüber ne participe d’abord pas, malgré les demandes des intervenants, et le départ de deux comédiens. Enfin, le metteur en scène prend la parole, « avec une colère froide » selon le témoignage de Rolf Michaëlis, non pour arbitrer les points de vue, mais pour affirmer sa position de façon catégorique :

‘Pour moi c’est un problème politique : celui qui prétend ici que la solidarité peut être une chose facile doit d’abord me montrer comment on pourrait représenter cela. La réalité est notre devoir, sa richesse, sa bizarrerie, ses contradictions. Il n’existe pas de connaissance imaginaire. Cette drôle de tendresse n’existe pas. Apprenez d’abord à connaître l’histoire avant de venir me parler de cette subjectivité superficielle. Ce n’est rien d’autre qu’un déni de la réalité. [...] Il y a deux cents ans, Hölderlin dans sa tour en savait bien plus sur ce sujet que tous ceux qui parlent légèrement de solidarité. Et c’est de ça que parle Empédocle : “Et le ciel, voûte d’airain/nous accable, une malédiction paralyse/les membres des hommes(....)/et il n’est plus qu’apparences. 139

L’interprétation des membres de la Schaubühne se trouve ainsi purement et simplement réduite à néant, taxée de « déni de la réalité », alors que la réalité, justement, est érigée par le metteur en scène en « devoir », et leur posture idéologique renvoyée à un idéalisme naïf. Le pédagogue se fait ici méprisant (« cette drôle de tendresse n’existe pas »), condamnant la position de ses disciples pour leur « légèreté » et leur « superficialité », et s’appuie sur une double autorité : il est celui qui sait (ce qu’est le réel, ce que doit montrer le théâtre...), et il est celui qui cite (puisqu’en dernier recours ce sont les vers d’Hölderlin qui viennent clore le débat, ce qu’en rhétorique on appelle précisément... l’argument d’autorité). Notons qu’une position aussi catégorique ne put se solder que par le départ des comédiens irréductibles à ce point de vue.

Ici c’est une proposition d’interprétation qui est violemment récusée, ailleurs, c’est la qualité d’engagement des comédiens dans leur travail qui est mise en cause, et fait l’objet de sévères remontrances : Anne-Françoise Benhamou rapporte ainsi ce témoignage des répétitions du Saperleau de Gildas Bourdet, mis en scène par l’auteur :

‘Il inaugure son retour au pouvoir 140 par une lettre ouverte aux acteurs, qu’il leur lit, et qui commence à peu près par ces mots : “Je sais bien qu’en Pologne il se passe des choses très graves (c’est alors le coup d’état de Jaruzelski) mais ce qui arrive ici est à mes yeux plus grave encore” ; et s’ensuit une violente critique de leur jeu et de leur engagement théâtral. L’assemblée est consternée, une des actrices pleure silencieusement pendant toute la lecture. 141

Cette fois la réalité n’est pas convoquée comme devoir du théâtre ; c’est le théâtre (et ses praticiens) qui ont des devoirs, au delà de toute considération sur ce qui se passe dans la réalité. Et il y a là une « gravité » à laquelle nul ne saurait se dérober, qui réclame un engagement absolu et autorise la violence à celui qui entend la faire respecter. Chez Mnouchkine aussi, on rencontre ces « leçons » qui viennent appuyer, en les justifiant après coup, des interventions plus ou moins brutales de la metteur en scène : interrompant une scène en cours de travail elle s’adresse d’abord en ces termes à Renata Ramos Maza, qui semble peiner...

‘Renata tu suis pas, suis, fais comme les garçons, ils le font très humblement, ils se suivent l’un l’autre, ils vomissent dans les coins, ils se couvrent d’eau, et et et qu’est-ce tu veux que j’te dise, c’est beau comme travail, alors arrête de bouder, travaille, fais pas la gueule, je trouve que tu fais un peu la gueule. Arrête ! arrête ! Ça me fatigue et ça ne te fait pas avancer. Prends les choses, prends, profite des moments comme ça, profite. (long silence, soupir) Allez ! Oui Rainer, ça vient, il y a quelque chose, allez ! (la scène reprend)’

À la fin de la séance de travail, au cours du bilan auquel la metteur en scène a invité les comédiens, Rénata ne tarde pas à engager son autocritique concernant ce qui s’est passé sur scène ; Mnouchkine en profite pour produire un sermon sur le devoir des acteurs :

  • Renata Ramos Maza   : Il faut Il faut- je suis là pour faire du théâtre, il faut pas que j’oublie ça...
  • Ariane Mnouchkine : hein ?
  • Renata Ramos Maza : Il faut pas que j’oublie ça, avant tout...
  • Ariane Mnouchkine :Oui. Moi je pense qu’il faut- même quand on est comme ça, on a des mauvaises humeurs, on a le droit d’avoir des mauvaises humeurs mais- ou d’être triste, ou d’être- de toutes choses- mais c’est vrai que quand on est sur le plateau... Faut quand même profiter, hein, ça passe très vite les moments sur le plateau. Y a beaucoup de gens qui n’y sont pas sur le plateau, y a beaucoup de gens qui n’ont pas le droit d’être sur un plateau, y a beaucoup de gens qui aimeraient, qui auraient le droit, qui seraient très bien sur un plateau et qui n’y sont pas... Chez nous ou dans d’autres pays...Alors les moments sur le plateau faut vraiment... On peut pas y amener des choses inutiles. Ça veut pas dire qu’on n’a pas le droit de ressentir des choses, je t’ai dit mais la non, là... là c’est sacré.

À nouveau c’est un discours à forte dimension éthique qui vient appuyer la position du metteur en scène « autoritaire » : de même que Grüber se réclamait du « devoir de réalité » du théâtre, imposant des options de mise en scène non discutables, de même que Gildas Bourdet convoquait la « gravité » de la chose théâtrale qui exige un engagement total, ici Mnouchkine invoque le « sacré » de la scène de théâtre, et les privilèges de ceux qui y ont accès et qui sont en devoir de s’en montrer dignes : de la figure du pédagogue autoritaire on glisse peu à peu vers celle du prédicateur qui formule des devoirs au nom du sacré.

Face à ces figures magistrales et autoritaires, on est bien en peine de détecter parmi les acteurs des stratégies de résistance ou de contre-pouvoir : tout laisse à penser qu’ils sont demandeurs de ce rapport violemment hiérarchisé, puisqu’ils y consentent avec une soumission qui ne laisse pas de surprendre - de choquer ? - les éventuels témoins de répétition, comme Anne-Françoise Benhamou :

‘Les acteurs ont-ils besoin d’un maître ? Quel est cet art qui ne craint pas de réclamer un tel rapport au pouvoir ? Jusqu’à quel point la mise en scène peut-elle s’arroger ce droit (ce devoir ?) de cruauté ? À moins qu’elle ne fasse par là que répondre au désir qui vient du plateau ? 142

Notes
138.

Mark Blezinger, "Ecouter la différence", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 47

139.

Rapporté par Mark Blezinger, article cité.

140.

Le metteur en scène s’est en effet absenté pendant le début des répétitions pour achever l’écriture de la pièce, délégant ses responsabilités à Alain Milianti.

141.

Anne-Françoise Benhamou, "Une éducation dramaturgique", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 33.

142.

Anne-Françoise Benhamou, article cité, p. 33.