b) Les disciples consentants

Sans aller forcément jusqu’à la sacralisation des enjeux de pouvoirs qu’induirait la figure du metteur en scène en prédicateur, il est bien clair qu’ils s’articulent selon la logique d’une relation pédagogique, le metteur en scène tirant son autorité du fait qu’il est identifié à une instance de savoir (ou qu’il se pose comme tel). Aussi le respect qu’on lui montre est-il identifiable à celui que suscite toute instance de parole dont la suprématie est reconnue comme légitime, du fait de son savoir-faire, ou de son prestige, qui fonctionne comme caution d’une compétence indiscutable. C’est dans ce sens que va le témoignage d’une des comédiennes du Théâtre du Soleil, qui paraît légitimer la violence de la méthode de travail au nom de sa vocation pédagogique :

‘Dans le fond j’aime cette manière de travailler même si parfois elle peut paraître cruelle, enfin cruelle c’est peut être trop fort comme mot. Ici c’est un Théâtre-Ecole, le conservatoire c’est une école de théâtre.’

Nous ne nous attarderons pas ici sur le subtil distingo entre « Théâtre-École » et « école de théâtre » ; nous intéresse davantage le fait qu’il semble qu’au nom de cette dimension pédagogique du travail théâtral - les répétitions étant alors davantage perçues comme apprentissage de l’art du théâtre que comme préparation d’un spectacle - des rapports de pouvoirs parfois brutaux puissent être acceptés sans réticence. Notons tout de même que cette conception de la pédagogie qui paraît y associer naturellement la violence est en elle-même assez discutable : « l’école de l’Art » prendrait ainsi des droits que celle de la République ne s’autorise guère plus... Mais comment expliquer, autrement que par une intraitable volonté d’apprendre, le spectaculaire degré de soumission des comédiens aux injonctions de ces metteurs en scène un peu tyranniques ? Dans cet extrait de répétitions de Tartuffe, Ariane Mnouchkine vient de sermonner Jocelyn qui peine à faire des propositions de jeu pour le personnage de Damis, et à se nourrir de ce que deux autres comédiens avant lui ont proposé :

Ce qui est frappant dans ces séquences de répétition où Mnouchkine s’emporte et devient violente, est non seulement l’absence de rebellion de la part de ceux qui en font les frais, mais leur faculté à reprendre immédiatement le jeu : la blessure narcissique que les blâmes peuvent occasionner est aussitôt absorbée dans une nouvelle tentative de jeu, et le rythme de travail, intense, ne laisse aucune place pour les caprices d’un égo mortifié. Il semblerait, même, que les éclats violemment réprobateurs du metteur en scène aient des vertus stimulantes sur les acteurs, et qu’ils y répondent en redoublant d’ardeur dans leur travail sur scène ; c’est ce que note Anne-Françoise Benhamou à propos de « l’électrochoc » prodigué par Gildas Bourdet à son équipe du Saperleau :

‘Les acteurs, eux, sont galvanisés par cette violence : ils donnent tout ce qu’ils peuvent sur le plateau, les répétitions décollent, et au bout du compte personne ne semble tenir rigueur au metteur en scène d’avoir pratiqué cet électrochoc, au contraire. Mon malaise n’en est que plus grand : le processus me paraît typiquement pervers. 143

Pervers ou pas, le processus est douloureux, et l’absence de contestation face à ces réprimandes brutales ne signifie nullement l’absence de souffrance : pendant la lecture de la lettre aux acteurs de Bourdet comme sur le plateau des répétitions du Théâtre du Soleil, les larmes coulent, symptômes de ces blessures qui ne se disent pas. Et, tandis qu’elles coulent, le travail continue : ainsi chez Mnouchkine lorsque Brontis se trouve empêtré dans son personnage, impuissant à proposer à la metteur en scène des éléments de jeu qui la satisfassent, elle perçoit sa souffrance, mais n’interrompt nullement son travail :

Ainsi les pleurs sont acceptés, et même valorisés (« c’est bien que tu pleures »)... Signes peut-être d’une mortification par laquelle il faut passer pour accéder à cet art jugé « sacré » ? La capacité des comédiens à « encaisser » des blâmes en ne les contestant jamais serait ainsi le signe de leur humilité devant le rite initiatique qui leur est proposé, et le prix à payer pour recevoir « la grâce ». Ici, il est nécessaire d’intégrer cette violence du travail de répétition dans la perspective plus vaste de la conception du jeu de l’acteur qui est celle d’Ariane Mnouchkine. Car parmi les « leçons » dont la metteur en scène ponctue son travail, il en est qui ne sont pas des sermons blâmant les comédiens, mais bien plutôt des homélies sur l’art de l’acteur :

‘Ça ne se comprend pas, tu veux que j’te dise, on pourrait se dire ça, ça ne se comprend pas, ça se re- ça se- ça se reçoit, ça se travaille, ça se tente, et un jour c’est là, quelque chose est là... Et puis ça disparaît le lendemain, et il faut le retr-, mais ça ne-. Comprendre ! Est ce que tu comprends les nuages ? non... Tu comprends les nuages, non, ben tu les vois, et tu les aimes, alors- alors fais ça, Nicole, fais ça. Regarde ça (elle indique l’aire de jeu) regarde ça comme on regarde les nuages, voilà, c’est comme ça c’est une force comme ça. Ça viendra. Mais, vraiment, ne soyez pas trop cérébral, quand même, hein, Rainer...’

Le champ sémantique de la spiritualité mystique est ici abondamment convoqué, qui semble faire de l’art de l’acteur une grâce, qui ne se « comprend pas » mais « s’aime » et se « reçoit », et qui a lointainement quelque chose à voir avec l'aspiration céleste, puisqu’« il faut regarder la scène comme on regarde les nuages », d’où « quelque chose » advient, comme une révélation : un jour, quelque chose est là. Dans une autre séquence de répétition, Ariane Mnouchkine n’hésite pas à qualifier de « divine » cette expérience au cours de laquelle un acteur a la révélation de son personnage, et ne manque pas d’insister sur cette notion du « recevoir » qui semble fonder sa conception du jeu de l’acteur :

‘Nous, évidemment, nous recevons comme ça de l’invention, nous, nous, nous croyons que c’est eux qui inventent, or au fond, ce n’est pas eux qui inventent, c’est le personnage ou le masque, qui découvre ou qui reçoit, et nous nous nous, pour nous ils font, donc après ceux qui n’ont pas encore cette expé- enfin qui n’ont pas encore reçu cette divine expérience ou qui l’ont reçu très peu ou très rarement, de voir qu’est-ce que c’est que recevoir, vous allez, vous ne recevez pas vous faites, puisque vous avez vu faire, est ce que c’est clair ce que j’essaie de dire ? Bon. Et donc j’ai beau dire moi, on a beau se dire, vous avez beau dire quand vous êtes là, j’ai reçu, j’ai senti, j’ai pas pensé, euh, c’était facile, nous on entend on s’dit : “ah oui voilà ils ont dit ça, mais quand même, c’est bien ce qu’ils ont fait”, or au fond ils n’ont pas fait, ils ont reçu. Quand ces trois là, même Duccio, quand ils étaient en rade, c’est quand ils cherchaient quoi faire, est-ce que j’ai raison, là ? On dirait autrement, quand vous ne saviez pas quoi faire. Et vous ne saviez pas quoi faire quand vous ne receviez pas ce qu’il y avait à faire.’

Une telle conception relativise quelque peu la violence des blâmes dont les comédiens ont à subir les cuisantes morsures : d’abord parce que ce qui leur est promis (cette « divine expérience ») semble valoir tous les sacrifices, ensuite parce que la mortification par laquelle ils passent est valorisée, et enfin parce qu’au fond, leur volonté de bien faire n’est pas en cause : ils n’ont ni à construire, ni à inventer, ils n’ont qu’à recevoir, et ce don-là ne se commande pas. Ils n’ont que le devoir de ne pas chercher à faire, ce qui atténue quelque peu leur responsabilité dans l’avènement d’une théâtralité dont ils peuvent être habités, mais qu’ils ne peuvent faire naître.

À bien y réfléchir, une telle conception finit même par abolir, en théorie, la relation de pouvoir qui semble assujettir l’équipe autour d’Ariane Mnouchkine, car dans cette perspective la metteur en scène est elle-même impuissante à faire naître cette théâtralité en forme de grâce, et n’est auréolée que du pouvoir dont elle parle, mais qui ne dépend pas d’elle. C’est là certes un grand pouvoir, mais ce n’est que celui du prédicateur, pas celui du démiurge, auxquels bien d’autres metteurs en scène s’identifient.

En tout état de cause, pour mieux comprendre la soumission des comédiens à un pouvoir qu’on peut juger tyrannique, il convient de noter que leur puissance symbolique se joue en définitive sur un autre terrain que celui de l’interaction de répétition : leur pouvoir est celui du jeu, et en dernier recours, au moment des réprésentations, ils sont les maîtres sur le plateau. C’est alors au metteur en scène, nous le verrons, qu’échoit la souffrance d’être totalement dépossédé de son œuvre, et de faire l’expérience d’une impuissance souvent inacceptable. Pour les comédiens, quel qu’ait été le prix qu’ils auront payé pour en arriver là, on peut penser que la satisfaction, et parfois la gloire, que la représentation publique leur procure rachète bien des peines et des humiliations...

Notes
143.

A.-F. Benhamou, article cité, p. 33.