c) Figures de la précarité

Face à ces rares personnalités qui développent une relation doublement autoritaire (comme instance de pouvoir et comme instance de savoir), nombreux sont les metteurs en scène qui au contraire mettent un point d’honneur à marquer la précarité de leur posture ; sans doute s’agit-il d’un phénomène d’époque, analysable dans la perspective d’une précarisation globale des instances de discours, liée à cette « post-modernité » qu'on a déjà évoquée. Georges Banu analyse ainsi l’apparition de ce type de posture interlocutive comme une façon « d’intégrer les inquiétudes du temps » :

‘Contesté durant la décennie antérieure comme maître penseur, le metteur en scène abandonne ensuite la posture de celui qui impose, ou même propose, pour se placer du côté de la fragilité et de la précarité, surtout de l’écoute, ouverture absente jadis. Ce nouveau mode d’intervention est une manière d’intégrer les inquiétudes du temps. 144

Certains témoignages concordent avec ce constat « d’ouverture », d’une disponibilité plus grande du metteur en scène à l’écoute des propositions des acteurs, comme ceux d’Anne-Françoise Benhamou relatifs au travail de Stéphane Braunschweig ;

‘le plaisir est au rendez-vous, peut-être parce que celui du metteur en scène, c’est de rester ouvert à toute interprétation, curieux de toute proposition, même si elle contredit à première vue sa propre logique. Qu’elles viennent des acteurs ou de moi, il n’est aucune intervention sur le sens du texte qu’il n’écoute, ne réfléchisse, et le cas échéant, n’intègre à sa lecture - ce qui donne une grande sérénité au déroulement du travail car les conflits et les tensions n’en sont nullement les moteurs. 145

Evidemment, il est difficile de faire le départ entre ce qui relève d’un phénomène d’époque - précarisation généralisée des instances de parole et de pouvoir - et ce qui relève d’un fait de tempérament (le plaisir, la disponibilité, l’écoute amicale semblent être des « caractéristiques » propres à la personnalité de Braunschweig autant qu’au contexte historique de son travail...). En tout état de cause, il nous semble qu’il convient de distinguer le phénomène de précarisation de la parole de mise en scène, de sa conséquence possible - mais non nécessaire - qui serait une place plus grande faite aux propositions (verbales) des acteurs. En effet, parmi les exemples dont nous disposons, le style qui domine dans la parole du metteur en scène est bien celui de la modalisation du pouvoir, par l’exhibition de signes de précarité, mais ces failles creusées dans ses énoncés n’en réduisent guère le volume (au contraire) et ne consistent que très rarement en la cession de la parole. La chose est frappante dans un extrait de La naissance de l’amour (1993), film de fiction de Philippe Garrel dans lequel apparaît une séquence de répétition - certes, fictive, dans la mesure où il s’agit là d’une commande de Garrel pour son film, et non d’un « vrai » travail de mise en scène - mais présentant néanmoins toutes les caractéristiques d’une interaction de répétition authentique : on y voit Georges Lavaudant diriger une scène du Cercle de craie caucasien de B. Brecht, et à en juger par son comportement, conforme en tous points à ce que nous avons pu observer dans nos corpus « authentiques », il improvise et rejoue assez spontanément son rôle de metteur en scène, multipliant dans son discours les marques de précarité :

Au titre des signes de précarité de cette parole, on relève un nombre impressionnant de marqueurs d’hésitation : l’adverbe de modalité « peut-être » ne compte ainsi pas moins de sept occurrences, dans une séquence pourtant relativement brève, l’expression « je sais pas » apparaît cinq fois, développée une fois par cette auto-justification : « c’est des choses... à l’intuition ». La locution adverbiale « c’est-à-dire », indice d’une reformulation, peut également être perçue dans ses deux occurrences comme l’exhibition par le metteur en scène de sa difficulté à formuler, justement. De nombreuses modalisations dans ses énoncés semblent avoir pour vocation de minimiser les « erreurs » ou les difficultés des comédiens plutôt que de les sanctionner (ainsi le metteur en scène préfère, plutôt que l’impératif négatif : « ne viens pas vers elle », une suggestion : « t’es peut-être pas obligé de venir vers elle » ; lorsqu’un d’entre eux bafouille, il est aussitôt disculpé : « c’est rien, c’est rien. ») ou de minimiser la tâche réclamée (« on reprend juste ce moment », « juste cette chose », « faites-lui presque mal »). Enfin, la multiplication des phatiques (« si tu veux », « hein ? »), qui semblent vouloir s’assurer de la bonne compréhension et de l’accord des comédiens, et le pronom collectif « on » (« on reprend ») s’efforcent de définir un espace de travail commun où la fracture fonctionnelle entre metteur en scène et comédiens tend à disparaître au profit d’une solidarité harmonieuse et sécurisante.

Mais cette fracture fonctionnelle demeure, à n’en point douter : si le metteur en scène n’en finit pas de creuser dans son propre discours des failles qui en marquent la précarité, elles ne constituent nullement pour les comédiens des espaces vacants où glisser leur propre parole : la seule occurrence d’énoncé personnel produit par un comédien est ce « non » qui veut dire « oui » (il est l’approbation du comédien à la suggestion interro-négative du metteur en scène), et la marge de manœuvre de l’acteur consiste, ici comme ailleurs, à répondre en éxécutant l’indication de mise en scène proposée. Et le metteur en scène a beau se montrer fragile, il n’en est pas moins omniprésent, interrompant la scène à chaque instant, manipulant le corps des acteurs tout en parlant (il emmène l’un au fauteuil, soulève l’enfant et le serre contre lui) ; il chuchotte, certes, mais l’impératif (« reste sur elle ! ») n’en est pas moins catégorique... Le fait que cette séquence de répétition ait été « jouée » pour les besoins d’un film de fiction n’invalide nullement, à notre sens, les analyses qu’on peut en faire : les marques de précarité y sont peut-être légèrement surreprésentées, mais ceci témoigne bien de l’image que les metteurs en scène entendent donner de leur posture et de leur travail, image qu’une analyse un peu fouillée relativise considérablement. En filigrane de ces précautionneuses modalisations, même dans ce fragment reconstitué, c’est tout de même la toute puissance du metteur en scène qui est lisible, au delà du déni dont elle peut faire l’objet...

Aussi la posture interlocutive du metteur en scène présente-t-elle souvent ce visage paradoxal, où les marqueurs de précarité cotoient les signes de pouvoir ; et lorsque Jacques Lassalle affirme que « c’est de sa précarité que le metteur en scène tire sa force » 146 , il y a fort à parier qu’il ne parle pas seulement de sa force d’expression artistique (l’idée que ses propres contradictions font la richesse de ses propositions) mais aussi de sa relation avec les comédiens, où la précarité exhibée est aussi une stratégie de pouvoir. Figure ambivalente, le metteur en scène demeure instance décisionnelle, instigateur et censeur du jeu, mais dans le même temps il relativise son pouvoir en justifiant ses interventions, en argumentant sur ses prises de position, et en s’excusant, même, d’être critique : ici Patrice Chéreau dirige Pascal Gréggory, et tout en tâchant d’avoir des égards pour lui, ne démord pas de sa position critique :

Pascal Gréggory : “et et et ne re- et ne reconnais pas, que vous êtes seul à connaître, et que vous jugez ➘

Pascal Gréggory : “Un désir comme du sang a coulé hors de moi, un désir que je ne connais pas et ne reconnais pas et que- et que vous êtes seul à connaître, et que vous jugez➚”

La négociation par le metteur en scène de sa propre position de pouvoir se fait ici très subtile : sa première intervention, sans doute formulée de manière trop sévère (le jeu est jugé « faux », adjectif sans appel...) suscite une réaction d’auto-défense du comédien (« c’est parce que je cherche ») qui pourrait constituer le germe d’un conflit. Dès lors, Patrice Chéreau conjugue conciliation et contradiction dans un jeu d’équilibriste assez acrobatique, dont sa réplique « d’accord oui oui, non mais évite » est une délicieuse illustration ; c’est qu’il lui faut à la fois ménager la face de Pascal Gréggory (d’où, sans doute, le fait qu’il se rapproche de lui, qu’il s’excuse, qu’il revienne sur sa critique en la nuançant : de « faux », le jeu est devenu « un peu faux » - Pascal Gréggory a eu raison de faire appel...) et néanmoins ne pas céder sur son exigence, et sur la légitimité de sa sanction : d’où l’argumentation développée à plusieurs reprises en faveur de sa position (« il ne faut pas clore, ce n’est que le début de l’idée... ») qui prend soin au passage de se présenter comme une aide proposée au comédien (sinon cela « va [l]’empêcher de continuer ») et non comme un réquisitoire contre sa proposition initiale. Et comme à chaque fois, la position interlocutive du comédien se trouve réduite, peu à peu, à son strict minimum : sa défense ayant été entendue mais jugée peu concluante (« je cherche »/ « évite »), ne lui reste que le mea culpa (« Scuse-moi »), la promesse de bien faire (« je commenterai pas ») et le jeu, qui exécute sans tarder l’indication du metteur en scène, comme en témoigne la modification prosodique observable entre la première et la deuxième proposition.

Dans le monde du théâtre d’aujourd’hui, où la précarité dans la prise de parole semble vécue, sinon comme un devoir, au moins comme une vertu, la position interlocutive toute-puissante du metteur en scène fait l’objet d’une sorte de procès que les praticiens, soucieux de se justifier, s’intentent à eux-mêmes. Ainsi on rencontre sous la plume de Daniel Mesguich un vibrant (et périlleux) plaidoyer pour la parole de mise en scène, dans lequel il entend renverser les signes du pouvoir en prouvant que le metteur en scène se fragilise à mesure qu’il parle :

‘... Oui, aux répétitions, je parle “beaucoup”. Le metteur en scène qui donne beaucoup d’indications, qui se veut pointilleux, rigoureux, qui intervient sans cesse, s’il paraît, dans un premier temps, tyrannique parce qu’il semble lancer des injonctions, des commandements, montre avant tout cependant qu’il est attentif. Et s’il parle beaucoup, il s’expose beaucoup ; plus il dit, plus il est dit ; c’est en intervenant qu’il est le plus vulnérable, le plus “préhensible”, et même s’il semble édicter des lois, elles ont le mérite, ces lois, d’être formulées, donc contestables : si elles ont été énoncées, ce n’était que pour être jouées, mises en pièces. [...] La place du metteur en scène est toujours une forteresse imprenable, mais sa parole ouvre une brèche en elle, par où l’acteur peut s’engouffrer, au lieu que son silence la fortifie. C’est l’écoute qui est liberté, le silence qui est tyrannie. Car c’est toujours, quoi qu’en disent certains, l’acteur qui, littéralement, met en scène la parole du metteur en scène. Plus cette parole fait défaut, plus elle manque à l’acteur. 147

À nouveau ce rêve d’une abolition de la fracture fonctionnelle au sein de l’interaction de répétition : mais tandis que chez d’autres, la multiplication d’indices de précarité dans la parole du metteur en scène donnait forme à un espace commun de recherche, de difficulté - où en somme, et comme dirait Koltès, comédiens et metteur en scène semblaient se trouver à égalité d’impuissance, dans ces propos de Mesguich la formule peu à peu se retourne. C’est à égalité de puissance que se retrouvent les uns et les autres, hissés au pouvoir de mettre en scène : à chacun ses prérogatives, et tandis que le metteur en scène « en titre » porte à la scène de sa propre parole le texte de théâtre, le comédien porte à la scène de théâtre la parole du metteur en scène... Celui qui règne en maître dans l’interaction de répétition, qui sert de théâtre à sa parole, ne triomphe que pour mieux céder ensuite le pouvoir à ceux qui feront théâtre de ses mots, en scène, et sans lui.

Notes
144.

G. Banu, "La répétition, ou autoportrait de metteur en scène avec groupe", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 6.

145.

A.-F. Benhamou, article cité, p. 37.

146.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 27.

147.

D. Mesguich, L’éternel éphémère, pp. 47-48.