a) Bégaiements et répétitions : le théâtre de la pensée

Le spectaculaire d’un discours improvisé, c’est en effet la coïncidence du temps de la production cognitive et du temps de la production verbale : la parole de mise en scène, comme toute parole spontanée, donne ainsi à voir et à entendre le processus de sa propre élaboration, et inscrit son effort pour naître à elle-même dans sa forme même. Dans l’interaction de répétition plus qu’ailleurs peut-être, où le metteur en scène joue toujours son propre pouvoir, qui passe par son omniprésence locutoire, le silence de la réflexion n’est guère permis : il faut parler, et puisqu’il faut bien penser aussi, pour ne pas dire n’importe quoi, l’une et l’autre opération doivent se dérouler simultanément, quitte à ce que cette parole y perde un peu en qualité formelle. Ainsi, par exemple, dans la parole de Chéreau, le fréquent bégaiement sur l’article ou la préposition nous paraît-il symptomatique de l’effort pour trouver le mot juste sans pour autant céder au silence de la recherche - il est d’ailleurs souvent suivi d’une impulsion dans l’intonation qui marque l’importance du terme finalement produit : ces efforts peuvent concerner, comme c’est le cas dans l’exemple qui suit, la qualification d’une intention de jeu : le bégaiement qui précède le terme de « force » dans l’énoncé de Chéreau semble à la fois préparer sa découverte, et mettre en garde sur les nuances qu’il convient d’y apporter, nuances que tout le discours du metteur en scène tente d’articuler :

  • Patrice Chéreau : Tu vois ? Ça je crois que c’est un truc d’une incroyable violence que tu as ressenti...
  • Pascal Gréggory : Oui.
  • Patrice Chéreau :...dont il faut que tu retrouves de- de- de- la force, et surtout une sorte de chose irréductible... qui est pas seulement - bien sûr qu’il faut, c’est de la colère, et c’est de l’indignation, mais c’est une indignation transformée en une chose plus souveraine. 148

On pourrait ainsi voir le bégaiement comme un affleurement, dans le discours, du processus heuristique dont il est le creuset : à la fois un symptôme (la recherche du mot juste induit un ralentissement dans l’énonciation, qui se traduit dans ce cas par cette forme de « sur-place » de la langue qu’est le bégaiement) et un signal, qui avertit l’interlocuteur de l’attention qu’il convient d’apporter au mot qui va être produit. Il devient ainsi un très bon indicateur de la hiérarchisation du propos, jouant comme prodrome annonçant un motif-clef : l’exemple suivant confirme cette hypothèse :

‘L’idée c’est ce que Bernard....euh Koltès avait dit, c’est-à- dire dans un hangar qu’est un peu comme celui-là, dans un lieu à New York, enfin hangar c’est pas sûr parce que je mélange avec Quai Ouest, mais qui sont des lieux de- de- de- de drague, évidemment, qu’un mec lui avait dit : “j’ai tout ce que tu veux”.’

Si l’effort porte apparemment sur la qualification du lieu où se déroule l’action, il est d’autant plus important qu’il engage souterrainement la caractérisation de tout l’enjeu de la pièce : le terme de « drague » peut en effet être considéré comme un motif-clef de Dans la solitude des champs de coton, et en même temps (ou conséquemment), il réclame d’être manipulé avec toutes les précautions que Koltès emploie à le déguiser dans son texte... Par cette hésitation dans sa propre énonciation, le metteur en scène met en scène sa lecture de la pièce, il la joue en émettant des signes (à la fois symptômes et signaux) qui organisent sa réception. Le bégaiement suivi d’une impulsion intonative vaudrait ainsi comme un roulement de tambour (qu’on aurait mis en sourdine), susceptible d’attirer l’attention sur « le clou » du discours. Car le terme ainsi accouché, mis en lumière, est rarement anodin : c’était tantôt la « force » dont le jeu de Gréggory devait être porteur (lorsque justement Chéreau explique que l’un des principaux enjeux de cette nouvelle mise en scène de sa part consistait à mettre en lumière la fragilité du Dealer auquel le Client s’affronte), puis le motif de la drague (éloquent quand on sait que la remise sur le métier de cette pièce avait principalement pour projet de travailler sur la relation de désir entre les deux protagonistes, que ses précédentes mises en scène avaient occultée). Dans le prolongement de cette thématique de la séduction, c’est ici la connotation sexuelle (à travers le motif du viol) qui est livrée selon la même mise en scène de la parole :

  • Patrice Chéreau   :Tu dois te trouver, à mon avis, pire que au début de la réplique
  • Pascal Gréggory : hum hum
  • Patrice Chéreau : ‘sorte de panique et une impression de- de- de- de viol,...

Sans doute ne faut-il pas vouloir entendre tous les bégaiements, bafouillements et autres « ratés » susceptibles de se produire dans les interventions des uns et des autres comme des effets de mise en scène de la parole : il en est de plus révélateurs que d’autres, et notre démarche d’investigation nous fait naturellement privilégier les plus significatifs.

Il est notamment remarquable que ces caractères formels de l’oralité varient d’un metteur en scène à l’autre : ainsi, cette forme de « sur-place » de l’énonciation observée dans la parole de Chéreau sur des micro-segments de phrase prend elle une autre dimension chez Jacques Lassalle. Étendu à des segments de phrase plus importants, le phénomène donne lieu à des séquences répétées produisant un effet d’anaphore : dans cet extrait de répétition du Dom Juan de Molière, il dirige Jeanne Balibar dans le rôle d’Elvire s’adressant à Dom Juan pour « sauver son âme »...

‘Il y a quelque chose de fragile encore, il y a quelque chose qui n’est pas assuré, il y a quelque chose qui affirme d’autant plus qu’on est moins sûr, enfin - Parce que si elle est trop protégée, vous voyez, si elle est trop nimbée, si vous avancez avec une petite- une petite cage autour de vous... ’

À l’évidence il ne s’agit plus ici de bégaiement, puisque les segments font l’objet d’une formation complète, mais il y a pourtant un travail de la répétition (au sens littéral !) dans l’énonciation, répétition dont la fonction heuristique nous semble être comparable à celle du bégaiement. La dynamique de production de l’énoncé est sensiblement différente de celle qui était à l’œuvre dans la parole de Chéreau : tandis que chez ce dernier, la recherche du mot juste donnait lieu à un phénomène qu’on pourrait dire « explosif » (où la répétition d’un segment finissait par libérer le substantif recherché, seul, et mis en valeur par ce préalable), ici l’énoncé se cherche lui même selon une trajectoire spiralée qui a tout l’air d’une variation sur le même thème. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que si Lassalle procède par répétition d’une structure phrastique initiale (« il y a quelque chose », « si elle/si vous ») c’est pour y adjoindre des prédicats de plus en plus complexes : l’adjectif « fragile » se précise ainsi en « qui n’est pas assuré » et se nuance enfin en « qui affirme d’autant plus qu’on est moins sûr ». De même, l’adjectif « protégée » évolue en « nimbée » et se développe en « avancer avec une petite cage autour de soi ». Nous aurons l’occasion de revenir sur le travail de la métaphore dans un tel énoncé, et sur la dimension rhétorique de ces variations. Pour l’heure, ce qui nous intéresse ici est la lisibilité, dans un effet d’oralité, du procès heuristique qui œuvre au cœur même de l’énonciation : les énoncés complexes dont le metteur en scène a besoin pour diriger avec précision sa comédienne ne surgissent pas ex nihilo, et réclament du temps pour advenir peu à peu. Et ce temps est un temps de parole, car c’est dans la langue que la langue naît à elle-même, et non dans le silence de la recherche : la répétition d’un segment phrastique n’est ici nullement une forme de ressassement stérile, mais au contraire un outil langagier hautement productif : à la fois un étai qui soutient le locuteur dans son effort pour chercher le mot juste, et un levier capable de soulever des énoncés de plus en plus complexes.

Notes
148.

In Une autre solitude, Stéphane Metge.