b) Auto-interruptions et repentirs : les ménagements de face

Un autre type de « scorie » remarquablement présent dans la parole de mise en scène est représenté par les phénomènes d’auto-interruption et d’auto-correction qui y abondent. Le surgissement d’une telle rupture dans la production de l’énoncé nous intéresse particulièrement lorsqu’il a valeur d’un « repentir » ; nous nous référérons ici au sens artistique, et plus précisément pictural de la notion, qui renvoie au travail préparatoire du peintre sur sa toile, qui vient corriger un trait par effacement et superposition d’un autre trait. Dans le cas de la parole de mise en scène, entendue dès qu’elle est proférée, l’effacement n’est pas possible : le premier « trait » inscrit sa trace, et ne peut être qu’interrompu, puis corrigé par l’adjonction d’un nouveau terme. Aussi la parole de mise en scène, comme toute forme orale spontanée, offre-t-elle en palimpseste les traces de son cheminement, de ses errances et de ses retours. Dans cet exemple, Chéreau corrige par une auto-interruption une première indication de jeu dont il semble ne pas se satisfaire :

‘La façon dont tu vas dire toute la première réplique doit être une façon de te faire désirer, automat-, obligatoirement. Tu vois ? Ce que tu as un peu perdu maintenant depuis la table. Il y a une sorte de froideur impitoyable mais qui doit être séduisante. 149

On peut déduire de la forme de cet énoncé l’histoire de son élaboration : la présence du verbe « devoir » (« la façon de dire la première réplique doit être une façon de... »), et de l’adverbe « obligatoirement » nous laisse deviner que l’idée à transmettre au départ est celle d’une séduction nécessaire du Client dans toute la première réplique. Nécessaire par rapport à l’enjeu dramatique de la pièce tel que Chéreau le définit : s’il entend la travailler dans le sens d’une exploration des rapports de désir, il faut bien que le processus soit enclenché à un moment ou à un autre par un effet de séduction ; mais cet effet de séduction, et c’est là sans doute l’autre sens de cette « nécessité », ne procède pas d’une stratégie consciente, organisée et maîtrisée par les protagonistes, et relève bien plutôt d’un destin tragique, qui meut les héros koltésiens en souffrance, contre leur gré, les jetant les uns vers les autres dans une parade nuptiale qui est aussi une lutte à mort... Ce qui nous oriente vers cette interprétation de l’arrière-plan de l’énoncé est justement le demi-lapsus « automat-(iquement) » qui y surgit et le révèle ; sans doute du fait de sa connotation mécaniste, il est, sitôt proféré, jugé impropre à nourrir le jeu de l’acteur, et bientôt corrigé en un « obligatoirement » qui renvoie moins à l’automate et restaure le personnage comme sujet, ouvrant à l’acteur davantage d’espace pour son interprétation.

Il n’est pas indifférent que le « repentir » soit une façon de ménager ici l’espace de jeu de l’acteur ; une forme très fréquente de repentir que nous rencontrons dans notre corpus consiste en effet dans la transformation d’un impératif de la deuxième personne adressé à l’acteur, en un impératif de la première personne du pluriel, où le metteur en scène s’inclut dans l’effort qui doit être fourni ;ainsi dans les répétitions de Dans la solitude, bien des séquences de travail sont inaugurées par un « Reprends- reprenons » tout à fait révélateur. S’il n’y a pas auto-interruption, le caractère minimal de la transformation dans l’énoncé laisse entendre le travail d’auto-correction qui se réalise au cours de sa profération ; et ce qui est corrigé concerne, comme dans l’exemple précédent, la « face » de l’acteur. Tout à l’heure il s’agissait de lui ménager un espace de jeu qui ne soit pas trop réducteur (travailler sur « l’obligatoire » plutôt que sur « l’automatique ») ; ici l’enjeu est plus d’ordre relationnel, et concerne la fracture fonctionnelle entre celui qui dirige et celui qui éxécute. En s’incluant dans un impératif pluriel, le metteur en scène relativise l’autorité de sa position, et n’abandonne pas l’acteur à la solitude de son effort. Le fait que Chéreau soit aussi acteur dans ce travail ne suffit pas à expliquer ce passage au pluriel (d’ailleurs la première forme qui surgit est toujours l’impératif de la deuxième personne) puisqu’on rencontre aussi ce type d’auto-correction dans les interactions où le metteur en scène ne fait « que » diriger. Ainsi chez Ariane Mnouchkine, un certain nombre d’auto-corrections portent sur la personne de l’impératif, comme dans cet exemple où telle scène du Tartuffe tarde à prendre forme sur le plateau de la grande salle :

La question de la responsabilité de cette « erreur » semble surgir en filigrane dans l’hésitation sur la personne : deux analyses de la difficulté coexistent dans l’énoncé de Mnouchkine, l’une avortée, mais aisément reconstituable, selon laquelle les comédiens seraient en cause (« vous êtes- [enfermés dans une erreur] ») et que la metteur en scène ne mène pas à son terme sans doute pour ne pas leur faire abusivement « porter le chapeau », et l’autre selon laquelle la mise en scène elle-même est en défaut (« on est enfermé dans une erreur »). La suite du travail donnera raison aux deux analyses, puisqu’à la fois, Ariane Mnouchkine affinera le diagnostic en imputant la difficulté de la scène au travail sur l’espace :

Ariane Mnouchkine : Bon, stop. Il y a quelque chose qui me manque, mais je sais pas quoi. Hein ? Pas seulement dans l’entrée, y a quelque chose qui manque- on pouvait- on pouvait le prévoir, y a un p’tit truc dans l’espace, j’me sens pas totalement à l’aise, moi...Mais...en même temps c’est tellement défini par le texte ! Tu vois “prenons une chaise afin d’être un peu mieux”, euh il ne peut pas être loin d’elle puisque euh il la touche enfin, y a quelque chose- z’avez l’air au milieu de nulle part, là, vous sentez pas que vous êtes un peu au milieu de nulle part ? Bon, commençons, reprenons.’

... et parallèlement à cette mise en cause d’une donnée de mise en scène (qui incombe à sa propre responsabilité, même si celle-ci est limitée par les impératifs du texte), Mnouchkine resserre le travail sur la figure de Tartuffe, auquel Shahrock peine à donner corps. Immédiatement après la remarque de la metteur en scène sur l’espace, après une très brève reprise de la scène, le nouveau diagnostic tombe :

Ainsi la séquence dans sa globalité et sa continuité révèle ce que l’énoncé de Mnouchkine, dans son hésitation, laissait entendre sans oser le dire tout à fait : si son discours mettait en avant une responsabilité partagée (« on est enfermé dans une erreur ») ou anonyme (« y a une erreur »), dans les faits, ce n’est nullement la mise en espace qui est transformée (les placements restent strictement les mêmes), mais c’est bien l’analyse avortée, au cœur de ce micro-chiasme (« vous êtes enfermés dans une erreur ») qui se confirme et se précise en une sanction individualisée : « tu te trompes ».

Notes
149.

Documentaire cité.