c) Inachèvements : la scène de l’Autre

Les phénomènes d’auto-interruption tels qu’ils sont apparus dans nos exemples ne donnent pas toujours lieu à un travail d’auto-correction : il est aussi des débuts de proposition qui demeurent inachevés, et qui laissent le discours en attente de clôture. C’est par exemple ce qui se produit dans l’intervention de Jacques Lassalle dirigeant Jeanne Balibar, où apparaissent des structures hypothétiques en souffrance : après ce premier début de phrase demeuré en suspens - « Parce que si elle est trop protégée, vous voyez, si elle est trop nimbée, si vous avancez avec une petite- une petite cage autour de vous... » - la séquence se poursuit sans parvenir à se clore...

‘Ce qui est beau, comme tout- comme tout- comme tout le langage mystique du XVIIème, c’est que, justement, c’est d’autant plus charnel... qu’on est dans le spirituel, voilà. On peut atteindre à une brûlure, à une sensualité formidable(s), dans l’impunité absolue... D’ailleurs regardez la peinture religieuse, les extases, enfin- Le corps est tout entier engagé, brûlé, dévoré, raviné, décimé... Mais il ne le sait pas puisque... c’est l’amour divin. Je vous assure. Alors qu’évidemment si on part d’une espèce de sublimation initiale euh- vous voyez ? C’est pour ça que je vous invite à cette- ... On va y arriver très bien, Jeanne.’

À nouveau la structure hypothétique (« si on part d’une espèce de sublimation initiale... »), s’interrompt avant d’avoir engendré la proposition principale à laquelle elle est normalement subordonnée. Peut-être faut-il y voir une application zélée de la règle d’économie qui régit la production orale des énoncés, et qui veut que, dans l’urgence de la communication, ce qui peut sembler déjà acquis par l’auditeur, et qu’il serait trop long de formuler, soit passé sous silence. Mais l’effet d’une telle forme ne se limite pas au seul gain de temps dans la communication ; cette béance dans le discours peut aussi s’apparenter à une forme de démission du locuteur, devant la complexité des opérations cognitives et linguistiques qu’il faudrait produire pour clore ce qui a été enclenché, ou encore - et ceci nous intéresse davantage - de retrait devant quelque sujet un peu « tabou » sur lequel il ne sied pas de s’étendre...

En quoi la proposition principale passée sous silence dans ces deux commencements de phrase transgresserait-elle un tabou ? Il faut, pour le comprendre, conjecturer un peu ce qu’elle eût été s’il ne l’avait tue, en nous aidant de tout ce que son énoncé laisse transparaître ; l’argumentaire de Jacques Lassalle repose sur la notion d’extase mystique, et le motif autour duquel il s’organise est celui d’un abandon innocent qui livre tout entier le corps en même temps que l’âme : c’est vers cet état qu’il veut manifestement orienter le personnage d’Elvire, et donc le jeu de la comédienne. Aussi les images de la protection du corps (« si vous êtes trop protégée », « nimbée », « si vous avancez avec une petite cage », « si on part d’une sublimation initiale »), à l’opposé de l’horizon d’attente qu’il exprime, ne peuvent-elles avoir de sens que comme compte-rendu du jeu de la comédienne tel qu’il se donne à voir, et que Lassalle entend modifier. D’où viendraient, sinon du plateau, ces expressions particulièrement imagées, et pourtant rejettées ? En somme ce que le metteur en scène fait comprendre à Jeanne Balibar sans oser lui dire tout à fait pourrait se résumer comme suit :

‘“Vous jouez ainsi (protégée, nimbée), or si vous jouez ainsi, ce n’est pas conforme à ce que je souhaite voir (abandonnée à l’extase)” ’

Le fait même que nous ayons pu reconstituer l’implicite du discours (figuré par l’italique) marque bien qu’il se laissait entendre en filigrane dans l’énoncé manifeste : l’inachèvement des structures hypothétiques n’est que formel, et la substance de la proposition principale absente est en fait dispersée dans la totalité de l’énoncé. Il y a bien là pourtant un double travail d’occultation : le compte-rendu du jeu de la comédienne est déguisé sous des tournures hypothétiques (« vous faites ceci » disparaît au profit de « si vous faites ceci ») et le reproche qu’exprimerait nécessairement la proposition principale, si Lassalle allait au bout de sa formulation hypothétique, est passé sous silence. En masquant son reproche derrière l’exposé de son souhait, le metteur en scène pratique ainsi un subtil ménagement de face. De surface, devrait-on ajouter, car ce faisant, il délègue à son interlocutrice la responsabilité de la clôture des formes inachevées : comme nous venons de le faire, la comédienne peut aisément reconstituer le contenu latent du discours, et mesurer l’âpreté du reproche qui lui est fait à l'aune des soins que le metteur en scène prend à le déguiser... Notons bien que ce travail d’occultation/révélation autour d’un reproche indicible est particulièrement spectaculaire dans la parole de Jacques Lassalle, plus prompt que d’autres metteurs en scène, peut-être, à verser dans ce que nous sommes tentée d’appeler « l’intransigeance précieuse », où la radicalité des exigences n’a d’égale que la délicatesse formelle avec laquelle elles sont exprimées.

Si nous n’avons pas inclus ce cas de figure dans les formes de ménagement de face que permettaient, comme on l’a vu, l’auto-interruption et le repentir, c’est qu’il nous paraît relever d’une stratégie locutoire sensiblement différente : tandis que dans les exemples précédents le metteur en scène gardait l’entière responsabilité de son énoncé, et en assurait la clôture en en comblant les failles au fur et à mesure, ici le metteur en scène ouvre une véritable brèche dans sa propre parole. Et c’est dans cette brèche que s’ouvre la scène de l’Autre, à deux niveaux : d’abord parce que c’est la face de cet Autre (en l’occurrence, le destinataire) qui réclame que le discours s’interrompe, et modifie son cours, ensuite parce que par cette interruption, cet Autre dispose tout à coup d’une responsabilité dans la clôture sémantique et syntaxique de l’énoncé.

Mais l’Autre du discours, ce n’est pas forcément son destinataire : ce peut aussi être ce qui, au cœur de l’instance de parole même, surgit, et la fait déchoir de sa maîtrise. Ce sont par exemple les affects susceptibles de venir submerger le sujet qui parle, et qui ne lui permettent plus de clore ses propres énoncés ; ainsi dans cette séquence de répétition, où Ariane Mnouchkine commente la prestation de Martial Jacques, particulièrement inspiré dans le rôle de Damis :

‘Ben, écoute Martial, je vais te dire, euh, c’est pas seulement que c’était bien mais moi ça me euh, je dois dire que ce qui me euh... euh pfouhh chais pas comment te dire, ça me... quand je pense euh comment tu étais y a quelques mois encore, et que je te vois travailler comme ça, ça m’émeut (rire gêné)... Voilà.
(il se détourne, marche vers le fond de scène, se retourne en larmes, un sourire maladroit sur le visage, se rassied, on lui tend un mouchoir. Le silence se prolonge, Ariane semble émue, un peu maladroite, elle lui adresse quelques sourires un peu timides, le silence, toujours, plusieurs minutes. À un moment, dans un mouvement du visage, Martial croise le regard de la caméra, se détourne et pouffe de rire. Tout le monde se détend et rit aussi)’

Les formes de l’inachèvement, particulièrement nombreuses dans ce passage, n’ont évidemment pas le même sens que celles qui apparaissaient dans les énoncés de Jacques Lassalle : ici le terme  manquant , et qui finit par surgir après plusieurs tentatives (« ça me- », « ce qui me- », « ça me-... ») est précisément le verbe « émouvoir », attestant que ce sont les affects en jeu qui ont détourné le discours de son cours normal, creusant en son sein ces béances inhabituelles. Même si la metteur en scène parvient en définitive à clore l’énoncé, ses failles ont été entendues, instaurant dans l’interaction un moment de silence où le malaise le dispute à l’émotion : il faudra ce rire libérateur pour restaurer le fonctionnement « normal » de l’interaction, et pour rendre à la metteur en scène la maîtrise de la fonction émettrice.