d) Travail du figural et discours originel

L’analyse à laquelle nous avons procédé ici des « dysfonctionnements » susceptibles d’apparaître dans les interactions verbales est assez éloignée de celle habituellement proposée par la linguistique interactionniste : les effets de répétition, d’inachèvement ou de reformulation y sont globalement interprétés comme des opérateurs fonctionnels d’un point de vue interactif. Il s’agit alors de régulateurs de l’échange, par lesquels le locuteur adapte la profération de son discours au degré d’attention de l’allocutaire, les segments répétés correspondant, par exemple, à une baisse d’attention de l’auditeur, qu’il convient de reconquérir. Nous n’excluons nullement cette hypothèse, ni cette autre, qui voit dans ces « ratés » de possibles taxèmes : indices d’une précarité, réelle ou affectée, dans l’énoncation spontanée, de tels effets peuvent être versés parmi les outils dont dispose le metteur en scène pour relativiser sa position de pouvoir. Ils n’en demeurent pas moins, dans le même temps, les traces perceptibles du travail du langage sur lui-même pour assurer l’avènement d’une pensée et sa transmission sensible, dans le cadre d’une relation que la parole se doit de nourrir et de préserver.

En somme, et parce qu’ils ne sont pas des signes linguistiques qui associent de façon stable et systématique tel signifié à tel signifiant, les effets d’oralité constituent un champ sémiotique complexe, qui ne produit pas de la signification mais du sens, qui ne relève pas de la logique arbitraire du langage mais de l’énergétique du figural. Nous entrons là dans les distinctions établies par Jean-François Lyotard dans Discours, Figure 150 qui nous offrent de précieux outils pour rendre compte des anomalies propres à la « parole parlante » 151 . Dans les exemples que nous avons observés - bégaiement, répétition, auto-interruption, repentir, inachèvement - se produit au fond toujours le même type de phénomène : le verbal, au moment de sa profération, se trouve affecté par une force qui le détourne de son cours normal, et qui, selon les cas, duplique des segments, en téléscope certains, en interrompt d’autres... Au lieu d’un énoncé présentant les qualités formelles requises à l’écrit (correction et clôture syntaxico-sémantique), on a affaire à une langue défaite, travaillée de l’intérieur par un désordre manifeste qui donne à sentir ce qui se joue en deçà et au delà de l’énonciation. Les scories que cette tectonique de la parole fait apparaître sont des figures, au sens que Lyotard leur donne : « la figure est une déformation qui impose à la disposition des unités linguistiques une autre forme » 152 . Cette déformation n’est pas fortuite ; elle est information, puisqu’en infléchissant la forme du discours, la figure délivre du sens : le travail du figural dans la parole consiste en effet à « défaire le code, sans pourtant défaire le message, mais au contraire en délivrant le sens, les réserves sémantiques latérales, que masque la parole charpentée » 153 . Ainsi en défigurant le verbal, la figure montre ce qu’il échoue à signifier, et déploie du sensible à l’intérieur du sensé. Si ces réserves sémantiques latérales, sur lesquelles nous avons spéculé, se prêtent mal à une interprétation univoque, c’est précisément parce qu’elles débordent la langue et sa logique de signification : elles sont, selon l’hypothèse lyotardienne à laquelle nous souscrivons pleinement, l’en-dehors de la langue rapatrié en elle. Par la figure qui affecte la verbalité, « quelque chose de l’espace de référence, [...] venant se loger dans le discours, y produit des anomalies et s’y rend ainsi visible » 154 . L’espace de référence du discours, c’est, selon nous, ce qui se joue à l’origine et à l’horizon de cette parole : à l’origine, une pensée qui se cherche, à l’horizon, une relation qui se travaille. « Théâtre de la pensée » et « théâtre de la relation » sont ainsi les deux dimensions de l’espace de référence qui viennent infléchir la forme des énoncés et organiser leur mise en scène ; on aurait pu aussi parler du « théâtre des affects » s’agissant de la séquence où la parole de Mnouchkine se trouve suspendue du fait de l’irruption de l’émotion. Nous avons préféré l’identifier comme « scène de l’Autre », expression qui eût pu seoir à l’ensemble de ces formes, puisque finalement, dans ces figures, c’est toujours « l’autre du discours qui prend forme en lui » 155 .

Cette visibilité de l’espace de référence dans la parole elle-même, son affleurement symptomatique dans les énoncés, est au fond sans doute le propre de tous les énoncés oraux spontanés à vocation heuristique : une pensée qui se cherche et qui se dit dans le même temps manifeste toujours dans sa forme le travail que son avènement réclame. Mais il faut bien comprendre ici que, dans notre hypothèse, le « dire » participe pleinement de ce travail de recherche : il n’est pas l’outil de transmission d’un objet de pensée qui lui préexisterait dans une improbable transcendance, mais bien le matériau par lequel cet objet advient. Il s’agit en un sens d’un « discours originel » où les opérations cognitives coïncident totalement avec les opérations de phonation, les unes et les autres s’originant mutuellement. Car la parole est « opérante » aussi, et non pas seulement opérée par la pensée qu’elle exprime ; c’est l’enseignement que Jean-François Lyotard tire de la pensée de Merleau-Ponty, qu’il cite :

‘Comme le monde est derrière mon corps, l’essence opérante est derrière la parole, opérante aussi, celle qui possède moins la signification qu’elle n’est possédée par elle, qui n’en parle pas mais la parle, ou parle selon elle, ou la laisse parler ou se parler en moi, perce mon présent. 156

Est opérante, donc, une parole possédée par la signification, qui la laisse parler d’elle-même et percer le présent de l’énonciation. La production de sens ne serait pas une opération maîtrisée par la parole après-coup, mais un processus énergétique porté par elle, qui la traverse et la troue, pouvu qu’elle consente à cette ouverture. Car ce processus n’est possible qu’à condition de renoncer à l’éloquence, qui est clôture de la langue sur elle-même : c’est par ses failles et ses scories que le discours peut s’égaler à « l’origine qu’il veut dire » 157 , c’est-à-dire à l’espace de référence dont il prétend rendre compte, c’est par son ouverture qu’il peut lui donner forme et le rendre sensible. Si nous prenons le soin de développer ces considérations sur le « discours originel » à quoi peut être identifiée, à notre avis, la parole de mise en scène, c’est pour infléchir, par avance, la notion de « rhétorique » vers laquelle tend tout notre exposé : cette rhétorique du metteur en scène devra moins être comprise comme déploiement d’une éloquence sure d’elle-même (multipliant les « fleurs de rhétorique » comme autant de vains ornements), que comme travail, dans le discours, du figural qui porte la trace d’une pensée en train de se construire. La parole de mise en scène, on n’y instera jamais assez, relève d’une « pensée à haute voix » : le metteur en scène y construit sa pensée en même temps qu’il la formule. Rien de comparable avec les prises de parole magistrales de pédagogues, ou même de chercheurs, chez qui en général le savoir précède son énonciation : le discours peut y être plus ou moins improvisé, les objets de pensée qu’il véhicule ont été le plus souvent préalablement élaborés, en dehors de la relation où ils sont formulés. Dans l’interaction de répétition, au contraire, il y a peu de savoirs préconstruits : la pensée et la parole se développent dans un seul et même mouvement, dans le cadre de la relation. La parole n’est donc pas le simple outil de transmission d’objets qui lui préexistent, elle est le creuset de leur avènement : « Répéter, nous dit Peter Brook, c’est penser à haute voix ». Et Eloi Recoing, de répondre en écho : « C’est en parlant que les idées s’élaborent, en s’exposant à brûle-pourpoint les choses que s’imposent les lignes de fuite du projet » 158 . C’est le « pourpoint » de la langue qui est en quelque sorte brûlé par cette impréparation, c’est le code qui est perforé à bout-portant (sens premier de « brûle-pourpoint ») par l’énergie cognitive qu’il soutient et dont il subit les à-coups. Le chaos qui affecte la verbalité est celui d’une pensée qui se cherche et d’une relation - au sens de ce qui relie, mais aussi de ce qui relate - qui se travaille.

Notes
150.

Jean-François Lyotard, Discours, Figure.

151.

La notion de “parole parlante” appartient à Merleau-Ponty, qui l’oppose à celle de “parole parlée”. J.-F. Lyotard reprend cette opposition à son compte, et la développe : à la parole parlée correspond “la ratio de la langue, l’ordre : la langue”, tandis qu’à la parole parlante se rattache “le désordre du rêve, de la poésie, de la figure : le mouvement” (op. cit. p. 56)

152.

Op. cit. p. 61.

153.

Ibid., p. 55.

154.

Ibid., p. 72.

155.

Ibid., p. 59.

156.

Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 158 (souligné dans le texte). Cité par Jean-François Lyotard in Discours, Figure, p. 54.

157.

Discours, Figure, p. 54.

158.

Eloi Recoing, Journal de bord des répétitions du Soulier de satin, mis en scène par Antoine Vitez, p. 23.