2) Niveaux de langue : les effets d’hybridation

L’analyse du matériel verbal à laquelle nous procédons ici serait incomplète si elle ne proposait pour finir une évaluation du niveau de langue ; mais une telle évaluation, concernant l’interaction de répétition, ne va pas sans difficultés tant les résultats de nos observations sont contrastés. Le contexte de l’interaction n’est pas d’un grand secours pour en permettre une qualification globale, dans la mesure où il présente des caractéristiques favorisant les deux extrêmes du niveau de langue : tandis que le caractère institutionnel de l’interaction, qui rassemble à titre professionnel des praticiens autour d’un objectif clairement déterminé devrait élever le niveau de langue vers une forme soutenue, le cadre spatio-temporel et la nature du travail, qui favorisent les rapports fusionnels et l’intimité, tendent à infléchir ce niveau vers la familiarité. En outre, des paramètres individuels viennent brouiller le tableau et multiplier les formes possibles : chaque metteur en scène développe son propre idiolecte, selon des habitudes et des stratégies locutoires extrêmement variables. Ainsi, face à un Jacques Lassalle à l’éloquence soignée, qui maintient avec ses partenaires de travail la distance élégante que permet le vouvoiement, on peut opposer un Jean-Pierre Vincent nettement plus familier, adepte du tutoiement systématique, et gourmand d'expressions argotiques. Entre ces deux pôles se déploie une multiplicité de postures possibles, qui peuvent varier selon la nature des liens entre les partenaires, les stratégies esthétiques, l’appartenance du metteur en scène à tel ou tel groupe socio-culturel, et aussi le type de texte travaillé, qui peut sensiblement infléchir le niveau de langue de l’exégèse qu’il suscite.

Ce dernier paramètre n’a pas nécessairement l’influence qu’on lui prête : quiconque s’est livré à l’écriture critique a pu faire l’expérience de la contamination qui peut se produire entre le style du texte commenté et celui de l’exégète - souvent le lexique, et même la cadence, le phrasé du texte originel gagnent la plume, ou la voix de celui qui en fait entendre sa propre lecture. Dans l’interaction de répétition ce phénomène est loin d’être systématique, et le travail, dans la parole de mise en scène, d’une intertextualité omniprésente n’induit nullement un nivellement de la langue « par le haut ». Les citations du texte de théâtre qui viennent se mêler à l’énoncé propre du metteur en scène tissent un matériel verbal contrasté, qui frappe justement par la mixité du niveau de langue. On peut ainsi observer cette hybridation dans les énoncés de Patrice Chéreau relatifs à Dans la solitude des champs de coton :

‘Et ce qui me semble c’est que pour toi, il faut jouer à fond l’idée de l’objet désiré en fait, dans l’ombre, tu vois, et ne rentrer dans la lumière qu’à tes conditions ; “c’est pourquoi j’emprunte provisoirement”, et là, des pieds qui arrivent dans l’obscurité, “l’humilité et je vous laisse l’arrogance”. À la fois il est bien forcé, d’emprunter l’humilité, d’être humble, et de lui laisser l’arrogance, parce que le silence de l’autre est d’une arrogance totale. <J’accepte que vous soyez arrogant> 159 , tu parles, il est arrogant depuis dix minutes, l’autre ! Y a une vraie arrogance dans le fait de- de- de- ne pas apparaître.’

La citation du texte koltesien qui est au cœur de cet énoncé (« c’est pourquoi j’emprunte provisoirement l’humilité, et je vous laisse l’arrogance ») relève d’un niveau de langue soutenu, qui irradie dans une certaine mesure son environnement syntaxico-sémantique proche : Patrice Chéreau reprend à son compte ce lexique (« humilité », « arrogance ») et même une certaine rigueur dans la construction de la phrase (« et ne rentrer dans la lumière qu’à tes conditions ») qui fait preuve d’un niveau de langue soutenu. Mais dans le même temps son commentaire emprunte à des formes plus relâchées, relevant d’une oralité plus familière : les expressions « jouer à fond », « tu parles », « il est arrogant depuis dix minutes, l’autre » contrastent ainsi avec le niveau de la citation qu’elles viennent commenter. L’effet produit par l’hybridation du niveau de langue dans cet énoncé n’est pas indifférent : il semble permettre de déjouer la stratégie locutoire du personnage, et dégonfler la baudruche de ses effets rhétoriques. Il y a dans la familiarité de la glause de Chéreau comme une défense contre le pouvoir de fascination de la « belle langue », un contre-pouvoir pour n’en être pas dupe, et ne pas prendre le personnage au pied de la lettre.

Aussi la familiarité du niveau de langue ne nous paraît-elle pas seulement un « symptôme » d’oralité ; certes, la production orale des énoncés, qui se fait dans l’urgence de la communication, a tendance à se satisfaire de formes beaucoup plus relâchées que ne l’autorise l’écrit. Mais dans le cas de la parole de mise en scène, et particulièrement de celle qui prend explicitement pour objet le texte de théâtre, les expressions familières peuvent porter les indices d’une stratégie de familiarisation. Le recours à des termes empruntés à l’argot, à des images triviales et à un vocabulaire qui peut confiner à la grossièreté pour parler des personnages et de leur parcours, permet en quelque sorte de les faire déchoir de leur statut d’abstraction fascinante, de les priver de l’auréole prestigieuse que leur confère leur existence purement « littérale », et d’entrer dans un rapport familier avec eux.

Cette stratégie nous paraît plus particulièrement sensible dans les répétitions de Dans la solitude des champs de coton, où le niveau de langue (extrêmement soutenu) proposé par Koltès pour faire parler le Client et le Dealer joue comme un paradoxe dans une situation nettement triviale (une scène de drague ou de deal entre deux inconnus, la nuit, dans la rue...). La glause parfois familière de Chéreau peut alors avoir pour effet de restaurer la trivialité de la situation qui se joue derrière l’élégante rhétorique des personnages : la séquence suivante, où Chéreau dirige une scène où sa doublure donne la réplique à Pascal Gréggory, nous paraît confirmer cette hypothèse :

Dans la bouche de Chéreau, ce « poing dans la gueule » et ce « taulard » peuvent surprendre : il semblerait que leur grossièreté et le monde de violence qu’ils connotent soient conçus pour corrompre la « vierge mélancolique » de la langue koltésienne, et démasquer la féroce brutalité qu’elle déguise. Face aux cirvonvolutions de l’écriture, l’argot aurait valeur de langue « naturelle » levant le voile sur une vérité cachée derrière le « culturel ».

L’analyse de toutes ces caractéristiques propres au matériel verbal de l’interaction de répétition nous a naturellement amenée à esquisser une investigation de la rhétorique du metteur en scène : en interprétant les effets d’oralité et de niveau de langue comme des « figures », ce sont à chaque fois des stratégies expressives que nous avons fait apparaître, anticipant sur l’analyse des figures de rhétorique que nous réservons pour un chapitre ultérieur. Ce sont ici les caractères spécifiques de l’oralité qui ont retenu notre attention : il nous paraissait important de ne pas nous en tenir à l’approche descriptive ni même strictement interactionniste, point de départ de notre travail mais non fin en soi, pour commencer à débusquer derrière les aspects formels de la parole les enjeux (relationnels mais aussi heuristiques, esthétiques) qui la motivent.

Notes
159.

Nous faisons apparaître entre crochets (<...>) les segments d’énoncés qui relèvent d’une production hypertextuelle (reformulation transformative du texte de théâtre), figure qui sera développée parmi les formes de la rhétorique théâtrale, ultérieurement.