a) Périverbalité dans l’échange de mise en scène : vers une typologie de l’oralité ?

De tels phénomènes sont tout à fait observables dans le cadre des échanges entre metteur en scène et comédien, et confirment pleinement les analyses de la linguistique interactionniste : le metteur en scène utilise en effet ces outils périverbaux pour indiquer la fin de son « allocution », et signifier à qui elle s’adresse. Les caractéristiques prosodiques et mimo-gestuelles de son énonciation traduisent naturellement son état (la lassitude, l’enthousiasme, l’émotion y sont perceptibles) et peuvent signaler l’implicite de son discours (lorsqu’il ironise, par exemple)... On peut en outre, à partir de l’étude des caractéristiques périverbales propres à chaque metteur en scène, esquisser une typologie de l’oralité, distinguant différentes approches de la parole de mise en scène. Georges Banu pose ainsi les bases d’une observation typologique 160 en dressant le critère de l’intensité vocale comme ligne de partage entre les metteurs en scène qui se distinguent par une voix projetée (Jean-Pierre Vincent, Antoine Vitez, Giorgio Strehler... nous y ajouterions Ariane Mnouchkine) et ceux qui se caractérisent par une voix soufflée (Patrice Chéreau, Luc Bondy, Jacques Lassalle... nous y ajouterions encore Matthias Langhoff). Une telle typologie exige de tenir compte d’autres critères, comme le débit (c’est-à-dire à la fois le volume des énoncés par rapport aux énoncés du texte joués sur le plateau, et le rythme de profération de ces énoncés) : on peut alors opposer la prolixité d’un Peter Stein au laconisme d’un Klaus Michaël Grüber. Mark Blezinger, qui a eu l’occasion d’observer le travail de l’un et de l’autre en tant qu’assistant contractuel à la Schaubühne, remarque à propos du premier qu’il peut parler pendant deux heures et demie pour un quart d’heure de jeu 161  : ce flux ininterrompu de paroles relève de ce que Blezinger appelle la « méthode du coaching », aux antipodes de la méthode de Grüber : « Contrairement à beaucoup de metteurs en scène, Grüber parle peu. Chacune de ses paroles a une grande force métaphorique » 162 . Il ne donne que « quelques indications qui peuvent avoir l’effet d’un coup de hache » 163 . Ces considérations sur la variabilité du débit de parole selon le metteur en scène observé amène Georges Banu à proposer deux grands modèles de parole de mise en scène : « l’oralité romanesque - continue, accompagnatrice, pédagogique » - et « l’oralité poétique - fragmentaire, énigmatique, discontinue ». La généralisation est tentante, et l’on voudrait pouvoir verser chaque grande figure de la mise en scène dans l’une ou l’autre de ces catégories, mais elle est en définitive difficile à mettre en pratique : ces deux tendances ne sont pas si nettement clivées, et l’on sera par exemple surpris de rencontrer en plein cœur d’une parole « romanesque », prolixe, accompagnatrice, une soudaine rhétorique de l’énigme (par exemple chez Antoine Vitez), ou désemparé de constater que le recours à l’énigme, justement, peut relever d’une technique « pédagogique » empruntant à une forme de maïeutique. Il faut bien reconnaître en outre qu’il est malaisé d’identifier de nombreuses figures de l’oralité « laconique », autres que Grüber, modèle de la catégorie et son seul représentant. Enfin, il nous semble qu’une typologie de l’oralité ne saurait faire l’économie de cette autre dimension de la périverbalité qu’est la gestualité développée par le metteur en scène : la façon dont il engage plus ou moins son propre corps dans ses indications de mise en scène, montre ou ne montre pas à l’acteur des modèles de jeu à exécuter nous paraît en effet déterminante pour qualifier les différents types d’oralité observables dans l’interaction de répétition.

Notes
160.

"Autoportrait de metteur en scène avec groupe", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 8.

161.

Mark Blezinger, "Ecouter la différence", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 46.

162.

Op.cit., p. 45.

163.

Ibid., p. 47.