a) L'orchestration simultanée

Dans le travail de mise en scène en effet, il n’est pas rare de voir le metteur en scène proférer des indications alors même que le comédien est en train de jouer son texte, ainsi qu’en témoigne par exemple Georges Banu, à propos du travail de Peter Stein :

‘Il répétait en parallèle avec les comédiens. Sans interrompre le travail du comédien, il donnait des indications. Il ne disait pas : “Maintenant tu joues, maintenant je parle”. Il y avait une sorte d’imbrication. 165

L’imbrication dont parle ici Georges Banu, qui donne lieu à de fréquents chevauchements dans l'énonciation, est un phénomène récurrent dans l'interaction de répétition : observable chez la plupart des metteurs en scène, il devient particulièrement spectaculaire chez Patrice Chéreau, dont la manière de diriger les acteurs s'apparente au travail d'un chef d'orchestre. Tandis que les comédiens jouent leur texte, comme des musiciens interpréteraient une partition, le metteur en scène envoie des signaux, gestuels, intonatifs et verbaux, qui se greffent sur leur « musique » au fur et à mesure, pour en infléchir le cours. En chef d'orchestre, il engage tout son corps, l'énergie de sa voix, la mobilité de ses gestes, au moment même où se déchiffre la partition, et en accompagne l'interprétation dans une proximité presque gémellaire. Une telle approche de la direction d'acteur conduit très fréquemment le metteur en scène à se tenir au plus près du plateau, très souvent parmi les acteurs, au beau milieu de la scène dans laquelle il circule avec frénésie. On peut ici proposer en exemple la répétition de la scène I, 3 de Richard III avec les élèves comédiens du Conservatoire 166  ; hélas les limites de notre entreprise de transcription se font ici cruellement sentir : s'il nous est à peu près possible de signaler par un trait de soulignement les énoncés qui se superposent (et encore ces effets de chevauchements parasitent-ils souvent l'intelligibilité des énoncés, au point de réduire certains fragments de notre script à d'hypothétiques reconstitutions, indiquées par des parenthèses), les déplacements et la gestualité du metteur en scène, qu'on en entend s'agiter mais qui est souvent hors-champ, doivent faire l'objet d'une reconstitution imaginaire. En outre, les nombreuses coupures de montage, rendues presque imperceptibles par de rapides effets de fondus enchaînés, perturbent encore davantage la lisibilité de la séquence, que nous livrons ici malgré tout pour donner un aperçu, même lacunaire, du travail d'orchestration et des effets de superposition de propositions qu'il induit 167  :

  • Richard   : “Sachez le ce que j’ai dit je le soutiendrai en sa royale pr é sence...
  • Patrice Chéreau : OK, là tu peux bouger maintenant.
  • Richard : “...quand bien même-
  • Patrice Chéreau : Oui vas-y !
  • Richard : “quand bien mêmeje risquerai...”
  • Patrice Chéreau : Oui, vas-y viens là viens là, oui !
  • Richard :quand bien même je risquerai d’être expédié à la tour. Il est temps d’en parler. On a complètement oublié mes services”
  • Marguerite : “Je me les rappelle trop bien, démon ! Tu as tué mon époux Henri à la tour... et mon pauvre fils Edouard-
  • (... ?)
  • Richard : “Avant que vous fussiez-”
  • Patrice Chéreau : “Avant” beaucoup plus tôt,
  • Richard : - reine”
  • Patrice Chéreau : “Avant”, beaucoup plus tôt.
  • Richard : “Avant que v-” d’accord “Avant que vous fussiez reine”
  • Patrice Chéreau : Attends pour “je me les rappelle” : n’accelère pas toi, tu es sur ton rythme à toi, tu vois, qui n’est pas le leur, c’est eux qui doivent accélérer et toi qui dois ralentir, tu vois ? Vous devez être sur deux vitesses...
  • ...Vas-y, tu sais que Edouard veut pas que tu te (fasses voir), hein ?
  • Richard : “ Vous avez oublié mes services”
  • Marguerite : “Je me les rappelle trop bien démon, tu as tué mon époux Henri à la tour-”
  • Patrice Chéreau : Oui allonge, oui.
  • Marguerite : “...mon pauvre fils Edouard et-”
  • Patrice Chéreau : Vas-y !
  • Richard : “Avant que vous fussiez reine-”
  • Patrice Chéreau : Oui, vas-y, oui.
  • Richard : “que dis-je, avant que vous n’ayez [...] j’étais la bête de somme pour ses grandes affaires”
  • Patrice Chéreau : Oui, continue à avancer, bien.
  • Richard : “Pour (... ?) ce sang royal j’ai dépensé le mien”
  • Marguerite : “Oui, mais un sang plus précieux que le sien- que le tien”
  • Richard : ( ...)seulement
  • Patrice Chéreau : Oui, voilà.
  • Richard : “...vous et votre mari ”
  • Patrice Chéreau : Bien.
  • Richard : “...conspiriez pour la maison de Lancastre, et vous aussi Rivers, votre mari n’est-il pas tombé dans le parti de Marguerite à Saint Alban ? Laissez moi vous remettre en mémoire ce que vous étiez, et ce que vous êtes, et ce que je fus, et ce que je suis...”
  • ... Marguerite : “La reine goûte peu de joie, c’est vrai-” (voix très calme, débit lent)
  • Patrice Chéreau : Pas mal. Avance...
  • Marguerite : “...car je suis la reine, et privée de toute joie, mais je n’y tiens plus ! (dans une course) Ecoutez moi, pirates querelleurs ! Si vous ne ployez plus devant moi comme des sujets devant leur reine...”
  • Patrice Chéreau : Oui...(rocailleux)
  • Marguerite : “...ne frissonnez vous pas comme des mutins devant celle que vous avez déposée ?”
  • Richard : “Hideuse sorcière ridée...que fais tu la devant mes yeux ? ”
  • Marguerite : (voix rocailleuse) “La seule récapitulation de tes forfaits, un mari, et un fils, voilà ce que tu me dois”

Il s'agit bien là d'orchestration puisque le metteur en scène donne notamment des indications de tempi, selon deux registres distincts, eux-mêmes quasi-simultanés : l'un rapide pour Richard (qui doit interrompre la réplique de sa partenaire) et l'autre lent, pour Marguerite (la comédienne doit « ralentir », est encouragée lorsqu'elle « allonge » une syllabe). À bien des égards, la parole du metteur en scène « mime » le jeu qu'elle indique, au moment même où elle le réclame : de même que ses propositions s'enchevêtrent avec le jeu des acteurs, Chéreau réclame que s'enchevêtrent les répliques des comédiens, la rapidité de son propre débit est un signe pour la rapidité du débit de Richard, son propre corps indique à l'acteur ses places, esquisse ses déplacements en même temps que lui, et lorsque sa propre voix se fait rocailleuse (fin de la séquence) la comédienne y entend une indication pour sa propre intonation, adoptant à son tour ce registre vocal grave et grinçant. La séquence s'enrichit encore de ce qu'en plus d'indications de jeu, Chéreau produit des évaluations au fur et à mesure de ce qui se produit sur scène (« oui », « voilà », « pas mal... »), qui elles aussi, se superposent au jeu sans attendre que se fasse un silence qui risquerait, qui sait ?, de rompre le fil d'une énergie en train de s'inventer.

Mais en vertu d'un principe de mimétisme qui semble déborder les seules modalités d'interaction internes à notre objet, l'étude de telles formes d'imbrication induit dans notre propre travail des effets de chevauchements : l'analyse de ces chevauchements entre parole de mise en scène et jeu de l'acteur nous fait ici regarder trop avant vers la sémiologie théâtrale, le procès de suggestion et d'évaluation des signes de l'acteur, et nous engage un peu précocement dans la voie d'une description de la phénoménalité scénique, champ éminemment complexe auquel nous préférons réserver un chapitre entier, ultérieur. Nous aurons ainsi l'occasion de revenir sur ces chevauchements, en observant cette fois en détail leur rôle dans l'accouchement du signe théâtral. Pour l'heure nous nous contenterons d'indiquer l'existence de ce phénomène de chevauchement, et de signaler son importance, puisqu'il semble être une caractéristique marquante de l'interaction de répétition, à la fois omniprésent et si peu usuel dans le champ de la communication « standard » qu'il réclame, de la part de ceux qui n'y sont pas encore aguerris, un véritable apprentissage. Le témoignage d'une élève-comédienne, fraîchement « initiée » grâce à son travail avec Patrice Chéreau, permet de mesurer l'importance du phénomène, et son caractère non-naturel, perçu comme un véritable « code » auquel on ne s'accoutume qu'à la longue :

‘Patrice, quand tu fais ta scène, il est presque dans ta scène à toi, c’est-à-dire qu’il est presque sur le plateau ; tu ne peux pas- j’veux dire tu n’es jamais libre, tu peux pas- c’est comme si, la répétition, il y avait un corps, physique, quelqu’un qu’était là, à côté de toi, et qui fait des gestes, comme un chef d’orchestre, qui te parle, parfois même quand tu fais ta scène- c’est à la fois agréable, mais il faut s’y faire quand même, parce que c’est vrai que quand t’as quelqu’un qui fait des gestes à côté de toi, on sait jamais en plus très bien ce qu’il veut dire, si c’est à toi qu’il s’adresse, si c’est aux autres qu’il s’adresse, s’il faut resserrer, s’il faut que j’avance, s’il faut que j’ralentisse, donc c’est un truc à gérer, c’est un code en fait qu’il faut gérer au début, qu’il faut comprendre, qu’on comprend pas tout de suite, et puis au début on est toujours très paranoïaque, on se dit : “c’est pas bien ce que je fais, c’est pas bien”. Et puis en fait, non, il est là, il t’accompagne, il est très très présent à côté de toi, alors ça a des avantages, extrêmes, parce que toi t’as presque rien à faire, puisque lui il te met en orchestre ton texte... 168

Entre accompagnement et invasion, entre soutien et aliénation, l'omniprésence de la parole de mise en scène, qui peut venir poser sa marque sur chaque fragment de jeu, fonctionne ainsi comme un texte second dont il faut accepter le déroulement, simultanément à la profération du premier, le texte de théâtre : elle réclame de l'acteur une très grande disponibilité, une souplesse presqu'acrobatique, capable de le maintenir en tension entre deux paroles, celle qu'on doit dire et celle qu'on entend, l'une étant déterminée par l'autre, au fur et à mesure de leur production réciproque. À l'évidence l'apprentissage de cette double communication qui fait se superposer les deux niveaux d'échanges qu'on a identifiés plus haut ne va pas sans peine : le témoignage d'une autre comédienne de la promotion du Conservatoire concernée par ce travail avec Chéreau souligne ainsi les difficultés qu'il lui a fallu surmonter pour s'y adapter :

‘Déjà les moments, voilà, là, où il parle, où il soutient vachement, il y a plein de moments finalement après la connaissance, la découverte d’une scène, où là, qu’il soit là, c’est super sécurisant, et il te guide et tout, après quand t’essaies de te lâcher, le fait de l’entendre te sort de- te ramène à la réalité, et moi ça m’a vachement perturbée. Il y a eu une petite période, où à chaque fois j’m’arrêtais, j’revenais, et j’comprenais qu’il fallait qu’en fait je reste et que juste il soit là comme une voix dans mon esprit mais que je reste dedans, et j’ai eu un petit peu de mal. 169

Ainsi le texte second que déploie la parole de mise en scène devrait être perçu comme une « voix dans l'esprit », qui ne détourne pas l'acteur de son jeu mais l'infléchit « de l'intérieur », qui ne le ramène pas à la réalité mais modifie son parcours intime en tant que personnage... C'est là la vocation idéale, l'horizon utopique d'un tel type d'orchestration simultanée, dont on se doute que dans la pratique, il ne va sans heurts. En termes d'horizon utopique il faut aussi souligner que cette tendance au chevauchement entre indications et jeu ne peut contribuer qu'à la non-installation de l'acteur dans un faire, non-installation dont on a déjà eu l'occasion d'observer qu'elle était ardemment poursuivie par les praticiens : sans doute la précarité dans laquelle elle maintient l'acteur est-elle garante d'une tension vivante dans son interprétation, en même temps qu'elle est censée lui fournir une multiplicité de points d'appui, réglant jusqu'au moindre soupir, qui seront autant de balises lorsque cette voix s'éteindra et qu'il n'aura plus que les spectateurs pour témoins.

Notes
165.

Georges Banu, entretien avec Mark Blezinger, in "Ecouter la différence", Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 45.

166.

Pour se convaincre de la représentativité d’une telle séquence, malgré ses spécificités (relation pédagogique, contexte de la Manufacture des Œillets où il peut sembler plus difficile de parler à distance, du fait des phénomènes d’écho), on peut croiser d’autres références relatives au travail de Chéreau : ainsi le portrait (document audiovisuel) que lui a consacré Fabienne Pascaud le montre animant une répétition de Hamlet, sur le grand plateau des Amandiers, s’agitant et se déplaçant parmi ses comédiens ; François Régnault, dans un bref article paru dans L’Art du théâtre n°6, signale également cette proximité physique de Chéreau vis-à-vis de ses comédiens : « Patrice Chéreau, lui, commence par être tout à fait proche des acteurs, il reste autour d’eux, presque pour les protéger [...] et puis il s ’éloigne petit à petit, et les derniers jours, il se trouve à la place du spectateur ». Cette observation nous permet de faire remarquer le caractère relativement transitoire de cette proxémique : lorsque la représentation approche, la proximité (et les chevauchements entre indications de mise en scène et jeu d’acteur) ont tendance à se raréfier, pour disparaître totalement.

167.

Le générique de ce documentaire, qui livre les noms des jeunes comédiens sans préciser le rôle qu’ils interprètent, ne nous permet pas de savoir "qui est qui" ; nous n'avons pu reconstituer que le nom du comédien qui interprète Richard III (Jérôme Huguet) que sa carrière par la suite a mieux fait connaître. Aussi n’avons nous la possibilité de désigner les uns et les autres que par le nom des personnages qu’ils interprètent.

168.

La leçon de théâtre V, "Paroles d'élèves".

169.

La leçon de théâtre V, "Paroles d'élèves".