b) Le jeu du metteur en scène

Ce que ce phénomène révèle également du rapport du metteur en scène à la pièce qu'il monte est son engagement total dans la fiction, qui lui fait jouer, même sous la forme d'esquisses, tous les rôles : il est « dans ta scène à toi » comme disait la jeune comédienne, acteur au même titre que ceux qu'ils dirigent, impliqué dans la répétition avec la même énergie de jeu que celle qu'il attend de ses partenaires. En tout metteur en scène, il y a un comédien, qui ne « sommeille » guère, précisément, parce que c'est en lui qu'il puise les indications destinées aux comédiens sur le plateau : « l'acteur en lui ne cesse de dialoguer avec les acteurs sur la scène », nous dit Jacques Lassalle, qui affirme travailler avec eux dans une « empathie profonde, intuitive » 170 . Certes il serait abusif de généraliser cette empathie, et les pratiques de chevauchements qu'elle induit, à tous les metteurs en scène : d'autres, comme Matthias Langhoff, se tiennent dans une plus grande distance, ne serait-ce que par rapport au plateau où se déroule l'expérimentation scénique, et distribuent leurs indications de manière plus ponctuelle, plus posée, distingant nettement le temps du jeu et celui de la parole qu'il suscite en retour, pour le relancer. Mais il serait également erroné de postuler que cette proxémique plus distante, plus clivée, enferme le metteur en scène dans une parole qui ne serait que « discours », l'excluant de toute expérience de jeu : nous disposons d'un exemple puisé dans les répétitions de La Mort d'Empédocle, mis en scène par Klaus Mickaël Grüber et relatées par Rolf Michaelis, qui montre le metteur en scène dans une posture ambiguë, à distance et pourtant jouant un « rôle », simultanément au déroulement de la scène :

La complexité d’une telle superposition tient ici au fait que le metteur en scène « joue un rôle » qui n'appartient pas à la fiction qu'il met en scène, pour orienter le travail de l’acteur : prenant la « voix irritée » d’un « visiteur déconcerté », il renvoie l’acteur aux contrastes (aux contradictions ?) que les discours de son personnage font surgir. En « spectateur naïf » 172 au zèle intempestif, il ne lui délivre pas explicitement des indications, mais lui fait subir « en simultané » un interrogatoire portant sur l’identité de son personnage, et la cohérence de ses énoncés. Cette séquence complexe, où se joue une forme de maïeutique simultanée donne ainsi un aperçu des diverses techniques dont dispose le metteur en scène pour « accoucher » le matériel périverbal manifesté par l’acteur, et travailler à son orchestration. Elle montre le metteur en scène « en jeu », dans l'une des postures fictionnelles qu'il peut adopter : tantôt il joue lui même le personnage qu'il tente de faire naître chez le comédien, accompagnant cette expérience de commentaires qui peuvent la transmettre, tantôt il joue au spectateur, ici naïf et intransigeant, ailleurs bon public, au rire sonore, ou à l'émotion volubile, et formule toutes ses réactions en retour. On le verra ainsi au fil de cette étude en acteur qui révèle ses « trucs », en personnage de la pièce qui confie ses affects bien au delà de ce que le texte en dit, ou encore en spectateur qui commente à haute voix : il se définira peu à peu comme celui qui, toujours, parle son expérience. Il est temps ici d'aborder la première de ces expériences que le metteur en scène n'en finit pas de transmettre par sa parole, celle qui fonde le projet d'un spectacle et traverse de part en part son élaboration : sa lecture du texte de théâtre. Nous entrons alors dans une étude qui empruntera essentiellement ses outils et ses méthodes à l’analyse du discours, délaissant provisoirement les modalités pragmatiques de l’interaction que nous retrouverons, en toute fin de parcours, dans le dernier chapitre.

Notes
170.

Jacques Lassalle, "Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 62.

171.

Rolf Michaelis, "Chaque phrase une catastrophe", Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 21.

172.

C’est la qualification que Michaëlis propose lui-même.