A . La Dramaturgie éclatée

1) Déflation de la dramaturgie

a) Déclin de la lecture idéologique et procès du « dramapurge »

Ce n'est pas le sens originel de la notion, qui renvoie à l'art de la composition des pièces de théâtre, qui nous intéressera ici, mais sa complexification au XXème siècle. L’apport des théories brechtiennes, qui identifient la dramaturgie à la « structure idéologique et formelle de l’œuvre » 173 , envisagées dans un rapport d’influence réciproque étroit, infléchit en effet la notion dans le sens d'une cohérence idéologico-esthétique : Brecht définit ainsi les éléments constitutifs de la « dramaturgie » épique, qui concerne à la fois les principes structurant l’œuvre écrite, et les moyens scéniques permettant sa traduction sur le plateau, déterminés par l’effet qu’on cherche à produire sur le spectateur. On voit dès lors apparaître l’idée d’une pratique totalisante où texte et mise en scène sont déterminés par un horizon idéologique et esthétique préalables, envisagée du point de vue de l'instigateur de l'œuvre (auteur, metteur en scène), ou du point de vue de la réception qui s'attache à la décrypter pour la reconstituer. Dans les années 70, le rôle de cette dramaturgie idéologique a pris des proportions considérables, infléchissant nombre de spectacles dans le sens d'une démonstration à vocation politique. Le témoignage de Dieter Sturm, dramaturge associé à la Schaubühne, s'il nous entraîne dans le territoire de la création théâtrale allemande où peut-être le phénomène a connu une ampleur plus remarquable encore qu'en France (qui s'inspirait de ce modèle allemand), rend compte en termes éloquents de ce qu’il appelle lui-même une « hypertrophie de la dramaturgie » : « Soudain tout - plus ou moins, j'exagère bien sûr - était conception. Et le dramaturge, en tant que gestionnaire de celle-ci, se hissa soudain dans l'imaginaire des gens de théâtre à la fonction de celui qui pour le moins autorise, voire qui octroie la permission » 174 . Dieter Sturm « exagère », comme il le confesse lui-même : la réalité, plus complexe, plus subtile, des pratiques de l’époque, et particulièrement de sa propre contribution dramaturgique, présente évidemment un certain écart avec le totalitarisme qu’on leur prête aujourd’hui. Mais c’est ce renversement même qui nous intéresse, au sein du discours des praticiens, qui les fait se retourner avec un certain dédain contre les principes qui ont pu structurer leur travail dans les décennies précédentes, et en donner une vision relativement caricaturale. C’est ainsi le début des années 80 qui a vu émerger en France le terme de « dramapurge » 175 , qui cristallise à la fois la dénonciation de cette fonction et son déclin annoncé : cette autorité est désormais perçue comme abusive, confondue avec une instance de sélection du bon grain (marxiste dialectique) de l'ivraie.

Fleurissent alors les discours et les pratiques qui viennent s’inscrire en faux contre cette prééminence de la dramaturgie, conçue comme discours idéologique préalable, aliénant toute créativité dans la maîtrise d’un savoir politique : Luc Bondy fait, en Allemagne, figure de précurseur de ce mouvement contestataire qui récuse cette conception de la dramaturgie au nom du droit à la liberté créatrice :

‘Il ne se démarquait pas seulement de ce qu'il y avait d'étroit, de borné, de contraire à l'art, mais de toute espèce de réalisation artistique qui était mise au service d'une conviction, d'une conception du monde consciente d'elle-même. Il ne voulait pas que se perde l'érotisme, la polysémie ou le caractère aventureux. 176

Dans cette analyse de la position de Bondy à l'égard de toute dramaturgie préalable, on retrouve les éléments déjà observés relatifs à la post-modernité qui constitue désormais le contexte des créations artistiques : toujours, elle détermine une vocation du sens à se faire pluriel (la « polysémie ») et du coup, à tendre vers la sensualité « des sens » (« l'érotisme »), et toujours, elle invite à préférer « l'aventure » à tout préalable. Avec le déclin des idéologies, donc, ou des « méta-récits », comme dit Lyotard, dans cette ère du soupçon à l'égard de tout système (de sens ou de formes) préalable, la conception de la dramaturgie qui a prédominé dans les années 60-70 ne peut désormais qu'être récusée : si, conformément aux propositions définitionnelles de Patrice Pavis, la dramaturgie est un principe « d'articulation du monde et de la scène, c’est-à-dire de l'idéologie et de l'esthétique », elle ne saurait faire l'objet d'un discours fédérateur dans le contexte actuel d’une perception du monde irréductible à une interprétation univoque : tout au plus « l'idéologie » contemporaine de la pluralité des sens peut-elle donner lieu à un procès de métissage de diverses esthétiques.

Ce désaveu de la lecture idéologique censée commander à l'élaboration du spectacle, illustré par Bondy en Allemagne, est tout à fait général en France dans les années 80, qui voient éclore et se multiplier les prises de position plus ou moins véhémentes contre le « Dramaturg », figure-cible en laquelle on prétend expier toute une époque du théâtre : on peut évoquer ici les propos d'Antoine Vitez, qui datent de 1984, et nous paraissent représentatifs, dans leur violence même, de ce retournement inexorable - pour lui, la notion elle-même est devenue irrecevable : « Je suis tout à fait opposé à la notion même de dramaturge » 177 . Le prisme par lequel est dénoncé ce statut obsolète est celui de la professionnalisation inacceptable d'une fonction de toute façon assumée par tout artiste, et en premier lieu par le metteur en scène :

‘La fonction même de Dramaturg, née de la division du travail dans le système bureaucratique allemand, n'est nullement nécessaire au théâtre. Elle donne du metteur en scène l'image d'un simple exécutant d'une pensée préalablement mise au moins par un spécialiste de la pensée. Etre artiste, c'est justement penser et mettre en œuvre sa pensée, ou bien agir et théoriser son action. 178

Dans ce refus de la division du travail, et donc des pouvoirs, il n'est pas impossible de lire en filigrane la revendication par le metteur en scène des pleins-pouvoirs : se refusant à être l'exécutant d'une pensée préalable, établie par les « spécialistes de la pensée », il réclamerait pour lui seul la responsabilité de penser son œuvre et de la manifester. La question est difficile à trancher, de savoir si cette contestation massive de la dramaturgie dans sa version « idéologique » a conduit à une concentration des pouvoirs décisionnaires dans les mains du metteur en scène, ou si elle a donné lieu au contraire à un éclatement de la fonction analytique à l'ensemble des membres d'une équipe artistique : c'est cette deuxième hypothèse que Vitez entend privilégier - c'est du moins la pratique qu'il revendique :

‘Comment qualifier le rôle de qui contrôle, oriente, informe, met en garde, examine, etc., s'il s'agit d'une profession ? Car évidemment mes amis autour de moi ne font pas autre chose, l'assistant, le scénographe, les acteurs ou d'autres... Mais je n'instituerai pas ce rôle. 179

Si chacun peut jouir en partage de la responsabilité du sens, et réclamer sa part dans les décisions de jeu, alors l'institution du dramaturge comme titre devient soit incompréhensible, soit insupportable : c'est une manière de lui octroyer un pouvoir discrétionnaire qui a tôt fait de se confondre avec la figure du « flic », que Vitez dénonce avec netteté :

‘On ne se rendait pas compte que le Dramaturg, dans l'acception est-allemande du terme, n'était autre qu'un flic ! On aspirait au flic, sans le savoir. 180

Deux ans plus tard, en 1986, la revue Théâtre/Public publie un numéro consacré à la dramaturgie. L'ensemble des articles qui constituent cette publication semblent symptomatiques de la fin d'une période de mutation, où la sanction des formes passées appelle la reconnaissance de pratiques nouvelles : on y prend définitivement ses distances avec la dramaturgie comme activité spécifique du Dramaturg, on y procède à une véritable autocritique de ces « grands rêves rationalistes - totalisants et donc totalitaires » 181 - qui ont pu présider à cette activité qui voulut faire du théâtre une « science », et l'on tâche enfin de décrire le champ nouveau de l'activité dramaturgique : pluralité, non des sens, mais des praticiens susceptibles de s'y livrer. Comme dans les propos d'Antoine Vitez, l'activité dramaturgique s'y veut redistribuer à l'ensemble d'une équipe, dans laquelle les comédiens doivent aussi avoir la part belle : l'article d'introduction qui ouvre cette publication, signé par Michèle Raoul Davis, est tout à fait explicite à ce sujet :

‘L'acteur est certes dramaturge à part entière quand il invente, avec l'assistance de tous les protagonistes de l'entreprise, le spectacle réel, le seul que les spectateurs verront jamais. 182

Même son de cloche dans l'article proposé par Bernard Dort, qui entend la dramaturgie non comme une science, mais comme une « conscience et une pratique » qui « concerne, en dernière analyse, le jeu de l'acteur » :

‘C'est à lui que revient en définitive le pouvoir de décision et de communication : le jeu est la chair même de la dramaturgie. 183

Si un poste demeure, officiellement affecté à cette fonction, les prérogatives en sont désormais strictement limitées : l'activité du dramaturge concerne essentiellement la période qui précède les répétitions, et ne doit plus constituer, quand leur processus est entamé, une autorité indiscutable :

‘Si le dramaturge joue encore un rôle qui peut être déterminant dans la phase préalable, il n'a plus pendant les répétitions qu'à être un œil et une oreille suspendus aux propositions, aux demandes du plateau, extérieur et en "sympathie" avec lui, sans complaisance, mais avec la conscience aiguë que dès lors que l'acteur est sur le plateau, c'est là que tout se fait, tout se joue. 184

C'est désormais de la scène que le sens advient, constituant peu à peu ce que nous appellerons une « dramaturgie expérimentale », où le sens est d’abord ouvert, offert aux découvertes du plateau. Mais il faut bien pourtant qu'un choix se fasse, que la responsabilité du sens, en dernier recours, soit assumée par quelqu'un : ici resurgit la figure du metteur en scène comme instance suprême de décision : là encore la place dévolue au « dramaturge » se restreint, clairement identifiée comme seconde par rapport à la prééminence du metteur en scène. Bernard Dort ne manque pas de souligner les ambiguïtés, voire les dangers de cette restriction de la place du dramaturge, qui risque de à son tour de « restreindre la responsabilisation des praticiens, au lieu de l'étendre » :

‘On a un dramaturge. C'est à lui qu'échoit la charge du sens. On lui fait sa part... et puis on est quitte. Après, c'est le metteur en scène qui a le dernier mot. Au pire : le dramaturge s'exprime dans le programme, et le metteur en scène dans le spectacle. 185

Il sera intéressant d'interroger ce qu'est devenue la place du dramaturge - on préfère aujourd'hui souvent dire « assistant dramaturgique » - dans les années 90, afin d'explorer un peu cette ambiguïté liée au déclin de sa fonction : la question de la redistribution des « pouvoirs dramaturgiques » à l'ensemble de l'équipe, ou au seul metteur en scène, ne cesse en effet de se poser, en même temps que celle du rôle exact de cet « assistant » dans l'interaction de répétition 186 . Mais avant de nous livrer à cette enquête, il nous semble utile d'interroger ce qu'est devenue l'analyse dramaturgique en termes de contenus, la nature des interprétations qui sont désormais volontiers proposées, la manière dont elles s'articulent au monde : l'époque des utopies est révolue, certes, et la lecture idéologique des textes est morte en même temps que ces idéologies elles-mêmes. Est-ce à dire qu'il n'y a plus aucun préalable de sens, aucun « discours » - sur le monde et sur le sens des œuvres - susceptible de fédérer les pratiques théâtrales ?

Notes
173.

Voir à ce sujet, par exemple, les articles "Dramaturgie" et "Analyse dramaturgique" dans le Dictionnaire du Théâtre de Patrice Pavis, Ed. Dunod, Coll. Lettres Sup, 1996.

174.

Entretien avec Frédérik Zeugke, également dramaturge à la Schaubühne, publié dans Luc Bondy : La Fête de l’instant, p. 243

175.

La formule est due aux comédiens travaillant autour de Georges Lavaudant au TNP de Villeurbanne.

176.

Dieter Sturm, entretien avec Frederik Zeugke, in La Fête de l’instant, p. 244.

177.

Antoine Vitez, "Sur le dramaturge", réponse à un questionnaire de l'ATAC (Association technique de l'action culturelle), in Ecrits sur le théâtre 4, la scène 1983-1990, Paris, P.O.L, 1997, p. 35.

178.

Op.cit., p. 35.

179.

Ibid., pp. 35-36.

180.

Ibid, p. 35.

181.

Michèle Raoul-Davis, « Profession ‘dramaturge’ », in Théâtre/Public n°67, janvier-février 1986, p.4.

182.

Op.cit., p. 6.

183.

Bernard Dort, « L'état d'esprit dramaturgique », in Théâtre/Public n°67, p. 9.

184.

Michèle Raoul-Davis, « Profession ‘dramaturge’ » , p. 6.

185.

Bernard Dort, « L'état d'esprit dramaturgique », p. 10.

186.

Cf. ultérieurement, « la dramaturgie restreinte ».