b) Persistance d'une option interprétative globale

On se souvient avoir déjà observé que cette méfiance envers un axe d'interprétation préalable et univoque n'engageait nullement les praticiens à se faire les serviteurs aveugles et bornés d'une lettre du texte jamais interprétée : ainsi Lassalle faisait-il état d'une certaine interprétation de Dom Juan (une sensualité en marche, l'aventure d'un désir), Mnouchkine affirmait dénoncer à travers la figure de Tartuffe les dangers du fanatisme, incarné dans le monde de l'Islam... On pourrait encore évoquer l'option interprétative privilégiée par Patrice Chéreau dans sa mise en scène de Richard III avec les élèves-comédiens du Conservatoire, qu'il livre en ces termes à la caméra de Stéphane Metge :

‘Quelquefois on a tendance à faire - et les Anglais le font souvent, y compris avec des grands comédiens, comme Yann Mac Cullen - des versions très caricaturales de Richard, très très dictatoriales, dans le sens très caricatural du terme - c’est-à-dire quelque chose entre le fascisme, Hitler et Mussolini. Or dans la pièce il y a deux scènes incroyables de séduction, où cet homme apprend la séduction, et séduit réellement. [...] ça m’a conduit au choix de Jérôme pour jouer le rôle et à la façon dont je le dirigeais, j’essayais de l’amener au rôle, c’est que c’est un personnage séduisant. Et que le mal est séduisant - et que si le mal- tout le problème est là - si le mal est séduisant, c’est bien le problème du mal, c’est bien ça le problème...’

Face aux interprétations (dé)passées de Richard III, qui y voyaient le prodrome et le parangon des dictateurs du XXème siècle, Chéreau dresse un « personnage séduisant », métaphore du Mal dont toute la force réside justement dans son irrésistible pouvoir attractif... Est-il abusif de proposer un parallèle, décidément manifeste à nos yeux, entre ces options interprétatives globales, qui récusent la lecture politique d'une pièce au nom de recherches à la fois plus individualisées et plus universelles, articulées autour de catégories humaines et métaphysiques qui s'incarnent dans un sujet se découvrant lui-même au fil de son parcours ? À l'exception d'Ariane Mnouchkine, qui se distingue d'ailleurs des autres praticiens sur lesquels nous travaillons par de multiples aspects, notamment dans les modalités de travail en répétition, et qui propose une lecture politique, « engagée », de Tartuffe, les metteurs en scène mettent en avant les motifs du désir, de la sensualité, et d'une aventure obscure à elle-même, indépendamment de préoccupations d'ordre social qui paraissent ne plus devoir être la priorité des artistes... S'il s'agit ici de l'analyse dramaturgique de grands classiques (Molière, Shakespeare), il semblerait que l'on puisse faire des observations analogues en ce qui concerne l'interprétation des textes contemporains : ainsi, l'histoire de Dans la solitude des champs de coton, et de ses mises en scène successives par Patrice Chéreau, semble décrire une trajectoire qui part du politique pour aller vers « l'individu universel ». En 1990, le metteur en scène admettait certes qu'on puisse voir dans cette pièce l'affrontement de « deux clochards métaphysiques » 187 , mais que leurs attributs vestimentaires et langagiers inscrivaient nettement dans une réalité sociale contrastée - Chéreau, affublé d'un ventre et d'une moustache postiches, y avait tous les airs d'un « beauf »  peut-être ivrogne, donnant la réplique à un Laurent Malet en « punk » probablement junkie... 188 En 1995, toute connexion vers la réalité sociale abolie, Patrice Chéreau et Pascal Gréggory apparaissent en figures d'une humanité (à peine une masculinité) livrée à d'inavouables désirs, condamnée à des pulsions hostiles indépendamment de tout état civil...

L'hypothèse que nous proposons, qui postule la fin du politique dans l'analyse dramaturgique est évidemment abusive ; l'exception d'Ariane Mnouchkine n'est pas négligeable, et il est encore des metteurs en scène qui s'attachent à interroger avec ardeur le politique au sein de leur travail artistique ; mais qu'on se souvienne, justement, des propos de Bernard Sobel relatifs à son travail de metteur en scène. Pour ce marxiste déclaré, l'analyse dramaturgique ne saurait consister en l'application d'un mot d'ordre préalable, en la vérification de la pertinence de la « dialectique de la lutte des classes » pour lire le monde et écrire le théâtre : justement, pour lui, « la vraie attitude marxiste est une attitude de doute radical et constant », l'utopie est un « poison », et « le travail théâtral montre que le flux de la vie produit du sens, mais que la mise en scène ne découle pas d'un sens préétabli » 189 .

Bref, l'ensemble des observations que nous avons faites, et que nous rappelons rapidement ici, sur l'a-structuration de la répétition, le refus d'une transcendance sémantique préalable, a pour conséquence première le recul massif de la « dramaturgie » au sens de préalable idéologique. Le discours des metteurs en scène manifeste certes une option interprétative globale, mais qui fait signe, le plus souvent, du côté « des sens »... dans tous les sens du terme.

Et il convient encore d'ajouter ceci, qui relativise et précise le rôle de l'analyse dramaturgique dans l'interaction de répétition : les options interprétatives que nous avons citées en exemple ont été chaque fois formulées dans le cadre de ce que nous avons appelé la « rhétorique des antichambres » : parole adressée à un témoin extérieur, quel qu'il soit, membre de l'équipe d'administration ou de production (dans le cas de Mnouchkine), journaliste, spectateur ou lecteur. Mais dans le cours des répétitions, tel que nous avons eu l'occasion de l'observer, de tels propos, analytiques, fédérateurs d'une idée d'ensemble du spectacle, n'ont guère cours. Si ces options interprétatives peuvent infléchir au coup par coup les indications de jeu, il n'est pas dit qu'elles soient formulées de manière synthétique et explicite aux acteurs - et il n'est pas dit que les metteurs en scène souhaitent même les transmettre à leurs partenaires de travail aussi clairement qu'à ces interlocuteurs qui n'ont pas prise sur le procès créatif.

Notes
187.

Entretien réalisé par Samra Bonvoisin, publié dans Théâtre Aujourd'hui n°5, "Koltès, Combats avec la scène." Paris, C.N.D.P., 1995.

188.

Rappelons que Chéreau reprenait alors le rôle dans lequel il avait dirigé Isaach de Bankolé en 1987. L'analyse que nous en proposons relève de notre propre interprétation de spectatrice, mais cet ancrage de la dramaturgie dans la réalité sociale est par ailleurs attesté, nous semble-t-il, dans un article de Patrice Chéreau de 1987 publié dans le numéro d'Alternatives Théâtrales consacré à Bernard-Marie Koltès: "... il n'y a rien de plus concret que cette pièce-ci. Cette discussion a eu réellement lieu, ces deux-là se sont bien rencontrés (...) Vous les avez même surement croisés un jour: ils ne se vouvoyaient peut-être pas, mais ils étaient là, en chair et en os, au coin du Boulevard Clichy et de la rue des Martyrs, entre l'Avenue A et la 4ème rue Est." Alternatives Théâtrales n°35-36, juin 1990.

189.

Bernard Sobel, Un art légitime, p. 25.