c) Le travail du non-dit ?

C'est là pure conjecture de notre part, mais il nous semble que le travail du non-dit dans la répétition, revendiqué par plusieurs metteurs en scène, ait quelque chose à voir avec cette option interprétative globale : tout se passe comme si ce « moteur » de la recherche du metteur en scène constituait, dans la parole de mise en scène, une « structure absente », informulée, ou, noyée dans le flot d'une parole anarchique, rendue invisible aux yeux des comédiens - pour que ce sens n’advienne jamais à la clarté d’un message ? Pure conjecture, bien sûr, puisque par nature, le non-dit ne peut faire l'objet que d'hypothétiques reconstitutions, mais, par nature aussi, il suscite la curiosité et invite à l'enquête : ainsi, en suivant la piste de Patrice Chéreau, qui dit lui-même que « le metteur en scène n'est pas là pour tout dire » 190 , qui livre par ailleurs à la caméra de Stéphane Metge son analyse dramaturgique pour Richard III (il s'agit de montrer le Mal comme séduisant), qui l'a conduit à choisir Jérôme Huguet dans le rôle éponyme, on aborde le corpus des répétitions où il est en scène, armé d'un certain savoir, et déterminé à passer la parole du metteur en scène à son propre crible : par chance, un épisode entier des Leçons de théâtre est consacré aux indications données au comédien pour son monologue liminaire (acte I, scène 1 : voir dans les annexes, le script de Leçon III, « Monologue »). Durant les 25 minutes d'images qui constituent cet épisode, pas une fois la notion de « séduction » n'affleure dans les propos du metteur en scène : il semble bien que l'on tourne autour, lorsque Chéreau engage le jeune comédien à ne surtout pas jouer « la fourberie » au moment où il s'adresse à son frère Clarence avec une apparente sympathie - c'est ici le moment où la « spirale » de la parole de mise en scène tourne au plus près de ce que Chéreau a lui même révélé (seul face à la caméra) être l'axe interprétatif de son travail :

‘Et là il faudrait faire un- là il faudrait faire un changement mais phénoménal et tu joues le bon frère. C’est très difficile que ça ne passe pas pour la fourberie la plus suprême. Il faut impérativement que le mal ait le visage du bien. Il n’y a, à l’app- à l’œil, aucune différence entre lui et un honnête homme. Sinon c’est trop facile, il fait (rire sardonique)<Je suis Richard III>. On doit être troublé, on doit se dire : “attends c’est pas possible que cet homme qui se comporte comme ça ait décidé de la mort de son frère”. C’est horriblement difficile parce que une fois que tu as dit tout ça : “Plongez au fond de mon cœur, pensées, car voici Clarence”... et peut-être qu’il faudrait même voir le moment où il change, qu’il se concentre...’

Que le Mal ait la figure du Bien, qu'il n'y ait aucune différence visible entre Richard et un honnête homme, ce sont là des indications qui s'approchent du motif de l'illusion, mais sans aller jusqu'à la séduction - et pour cause : cette option dramaturgique, pour une très large part, transite par le choix d'un comédien (un jeune homme sémillant) à qui il n'est pas forcément habile de faire connaître son propre pouvoir de séduction, d'autant que la séduction prêtée à Richard est en effet une séduction obscure à elle même, l'objet d'une découverte et d'une conquête, et non d'un acquis maîtrisé. Qu'on en juge par les propos tenus par Chéreau lors des toutes premières séances de travail à la table : là encore, le motif de la « séduction du mal » n'est pas le vecteur explicite du travail ; il affleure, certes, mais noyé dans le flot, rendu secondaire par l'ampleur des considérations relatives à d'autres aspects de la pièce, et par la manière même dont il est présenté :

‘Ce qui m’a fait choisir de monter Richard III c’est d’abord que c’est une pièce que j’veux monter que j’ai envie de monter depuis longtemps ; [...] Et puis deux trois scènes la question par exemple de comment résoudre la scène de Lady Anne avec Richard au début ? Ce sont des scènes comme ça, dont on se dit comment l’auteur lui même va les résoudre, c’est-à-dire que cet homme, et Richard lui même se demande comment il peut y arriver. Et il prend comme pari de séduire la femme dont il a tué le mari, et le beau-père, et de la séduire au moment de l’enterrement, sur le cercueil de l’homme qu’elle aime, sur le cercueil d’Henry VI, donc, du Roi Henry VI. Et il y arrive ; c’est un mystère mais c’est un mystère intéressant à résoudre ; ca fait partie des choses intéressantes quand on va se poser la question entre comment comment mettre ça en scène ; je l’ai jamais vue de façon totalement convaincante ; je prétends pas être prêt à le faire mais on va voir, on va se poser la question ; il y a cette scène évidemment, il y a la scène des spectres à la fin, il y a la scène des trois reines, c’est principalement la scène des trois reines, qui est une scène que je trouve incroyablement bouleversante, si vous avez lu la pièce, où les trois se disent <j’avais un Edouard et ton Edouard l’a tué, j’avais un Clarence et ton Edouard l’a tué, tu avais un Richard et mon Richard l’a tué>, et puis dans Henry VI il y a cette scène du père et du fils, voilà, qui font partie des choses dont j’me dis, ça vaut le coup un jour de tenter d’essayer de voir comment on peut raconter ça, essayer de comprendre qu’est ce que Shakespeare a voulu, et d’essayer de toucher par ça quelque chose du génie de l’auteur, quoi.’

L'ampleur du fragment que nous rapportons ici (encore l'avons-nous copieusement amputé) révèle comment peut se noyer le « poisson » dramaturgique dans le flot d'une parole prolixe et circonvolutoire : tandis qu'il était aisé de le pêcher dans l'exposé beaucoup plus sommaire, et synthétique, que le metteur en scène en livrait à la caméra - au cours d'un entretien très ultérieur à cette séquence - le motif de la séduction du mal comme axe d'interprétation est rendu accessoire par un motif concurrent, prééminent (« c'est principalement la scène des spectres », jugée « incroyablement bouleversante ») et surtout se trouve éclaté en sous-motifs qui occultent la question du mal : c'est le « pari » de la séduction, la découverte de son efficacité, son « mystère » qui sont ici proposés comme énigmes à résoudre sur scène...

Naturellement, travaillant ici sur un documentaire audiovisuel qui suppose des procédures de troncation, prélevant des séquences, en négligeant d'autres, rien ne permet de garantir que l'option dramaturgique, présentée par Chéreau comme axe de son travail sur cette pièce, n'a en effet à aucun moment fait l'objet d'une formulation explicite. Cette enquête ne peut se conclure que sur des hypothèses, concernant le travail du non-dit en répétition, que Chéreau n'est pas le seul à revendiquer. On retrouve en effet dans les propos de Bondy des allusions aux « secrets » que le metteur en scène doit savoir garder face à ses comédiens :

‘...il est indispensable de pratiquer une certaine économie qui vous fait ne pas tout dire, afin de laisser de la place pour l'imagination. Pour donner plus de liberté aux comédiens, il faut aussi apprendre à garder des "secrets", à les distiller. 191

« L'économie » dont doit faire preuve le metteur en scène en matière d'indications de jeu ne concerne pas seulement la place laissée à l'imagination des comédiens : « il faut aussi apprendre à garder des secrets », non pour leur imagination mais pour leur liberté - il nous paraît hautement probable, de la part d'un metteur en scène tel que Bondy, qui se méfie plus que tout autre, peut-être, de l'aliénation qu'induit un sens trop maîtrisé, trop « conscientisé » - que cette liberté ait quelque chose à voir avec une « innocence dramaturgique » préservée chez l'acteur. Si le sens lui advient, finalement, c'est à son heure : « les indications doivent arriver au bon moment » 192 , une fois que « l'utopie de l'absence de sens - pour un instant ouvert » 193 aura fait son œuvre créative et stimulante. Aussi les « secrets » du metteur en scène ne peuvent-ils être donnés dans la pleine lumière d'une révélation prématurée, et seront-ils « distillés » au fur et à mesure, dans une vaste parole pleine de détours où il ne sera plus possible de les reconnaître comme pierres de touche, « centre » du discours de mise en scène - on se souvient que, selon Daniel Mesguich, la mise en scène se fait « rempart contre la mainmise d'un centre extérieur, fixe, stable, plein, transcendant » 194  ; contre le « plein », il entend lui aussi dresser le vide, les trous d'une parole parfois lacunaire : « Le metteur en scène doit savoir ne pas vouloir tout dire » 195 . Ainsi la seule observation de l'interaction de répétition rend-elle l'option dramaturgique globale d'une mise en scène pratiquement insaisissable : volontairement occultée, ou distillée de proche en proche parmi d'autres options, elle se disperse en un vaste rébus que seule la « rhétorique des antichambres » permet de reconstituer.

Notes
190.

in Portrait de Patrice Chéreau, épreuve d'artiste, entretien réalisé par Fabienne Pascaud et Pascal Aubier, I.N.A., 1990.

191.

Luc Bondy, op.cit., p. 80.

192.

Luc Bondy, ibid., p.80.

193.

Dieter Sturm, in Luc Bondy, ibid.,. p. 234.

194.

Daniel Mesguich, L'éternel éphémère, p. 120.

195.

Daniel Mesguich, op.cit., p.121.