a) Innocence liminaire

Ce ne sont en effet pas seulement l'aspect idéologique, l'injonction à produire une lecture politique, qui sont récusés dans le principe de l'analyse dramaturgique telle qu'elle a pu être conçue dans les années 70, mais plus profondément l'idée d'une option interprétative préalable à l'expérimentation, sur le plateau, avec les comédiens, des pistes de sens qui s'offrent aux praticiens. Avant cette expérience-là, nul savoir n'est possible : cette « innocence liminaire » a déjà été évoquée dans le premier mouvement de notre réflexion ; il convient de marquer qu'elle ne concerne pas seulement le spectacle, la forme qu'il va prendre, les enjeux qui seront les siens, le sens qu'il produira. Elle touche, plus profondément, la relation au texte, objet d'abord purement énigmatique aux yeux du metteur en scène, qui s'y attelle moins par volonté d'en « dire quelque chose », que par fascination pour son mystère. C'est encore dans les propos de Patrice Chéreau que l'on rencontre une illustration évidente de cette posture :

‘De toutes façons, une mise en scène ne démarre qu’avec cette conviction profonde qu’on est terrassé devant le texte et qu’on ne sait pas par quel bout le prendre, et qu’on ne sait pas le faire et que de toutes façons Shakespeare sera toujours perpétuellement plus fort que vous, ou Koltès ; encore une fois ça ne tient pas forcément à des classiques. 196

À partir de ce « terrassement », l'interaction de répétition ne saurait commencer autrement que sous la forme d'une aventure obscure à elle-même, une avancée dans le noir, ignorante de son propre but. Le metteur en scène n'y surplombe pas le texte dans une proposition de lecture qu'il aurait élaborée dans le temps de sa préparation plus ou moins solitaire, il se montre surplombé par lui, et par le désir même qui l'a poussé à choisir ce texte, presque à son insu. Et bientôt, dans les propos de Jacques Lassalle, la tâche de la mise en scène devient précisément d'éclairer le mystère qui a enclenché son processus :

‘Oser s'avancer dans le noir. Consentir à la part du risque. [...] l'exploration jour après jour de ce qui, en nous, au delà des seules raisons objectives, dans l'obscur secret du désir, a choisi ce texte, ce texte-là, constitue la quête obstinée, jamais assouvie, de sa mise en scène. 197

Restent tout de même, affleurant au dessus du magma du « secret du désir », quelques « raisons objectives », qui peuvent faire l'objet d'un discours, dès le début des répétitions. Mais ce discours, on l'aura compris, ne saurait être univoque, prescriptif, fermé : l'interaction de répétition, si elle concède une place à l'analyse dramaturgique, entend bien qu'elle s'y fasse plurielle, et virtuelle, appelée à être sanctionnée, évaluée, rejetée ou préservée selon que le jeu, sur la scène, en aura montré la fécondité ou non :

‘Je présente plusieurs conceptions dramaturgiques. Le choix n’est jamais préalable. Il sera le fruit de l’exploration et du questionnement quotidien. Bref, une conquête et pas un “Blue Print”, pas la simple exécution d’un programme fixé d’avance. 198

L'analyse dramaturgique n'est donc plus le fruit d'une opération de lecture réflexive que le travail sur le plateau viendrait illustrer : elle tire son savoir de ce que la scène lui apprend, au fur et à mesure de l'expérimentation. La « lecture » de la pièce de théâtre est bel et bien lecture en acte, qui s'élabore peu à peu dans la pratique de la mise en scène, et ne la précède pas : « L’expérimentation, nous dit encore Lassalle, ne résulte pas de la conceptualisation, elle y conduit. » 199 . Ici bien des témoignages convergent, et l'on retrouve des commentaires sur cette dramaturgie expérimentale chez de nombreux praticiens : dans le témoignage d'Eloi Recoing à propos du travail d'Antoine Vitez, par exemple :

‘Il faut se méfier en général des bonnes idées dramaturgiques préalables. C’est en accomplissant des actions concrètes fondées sur des motivations simples que l’on découvre les axes fondamentaux d’une scène. 200

Parce que c'est le jeu des comédiens, en scène, qui permet de « découvrir les axes fondamentaux d'une scène », de dégager une interprétation, de faire advenir du sens, la dramaturgie semble être, paradoxalement, davantage le fruit d'une élaboration collective qu'elle ne l'était à l'époque où la création collective était un idéal revendiqué : certes la nature des propositions des uns (les acteurs, en jeu) et de l'autre (le metteur en scène, en parole) diverge fondamentalement, leur contribution au travail du sens ne prend pas la même forme, mais il est remarquable qu'au moins ce travail du sens, parce qu'il est désormais dévolu au procès aventureux des répétitions et ne relève plus d'un préalable intellectualisé, est distribué en partage aux praticiens rassemblés pour le faire éclore. C'est sur cette « co-responsabilité » que Dio Kanguélari met l'accent lorsqu'il se fait le témoin du travail de Leftéris Voyatzis, metteur en scène à Athènes où manifestement, la dramaturgie préalable n'a pas davantage cours qu'en France :

‘Soucieux de rendre les comédiens responsables et coresponsables, et de souligner le rapport d’interdépendance entre toutes les personnes impliquées, il n’élabore pas à l’avance la dramaturgie du spectacle. Il souhaite qu’elle découle de leur propre participation active : il est en effet convaincu que la véritable compréhension d’un texte théâtral ne se fait pas à travers une approche théorique, mais en enclenchant un processus de réactions impulsives. 201

La conception actuelle de « l'analyse dramaturgique » présente donc des écarts considérables avec ce qu'elle a pu être dans les années de règne du dramaturge, et il convient d'y prendre garde, tant le terme même de « dramaturgie » semble renvoyer naturellement à une époque où elle a été instituée en instance de savoir préalable, pourvoyeuse d'une exégèse autoritaire et univoque. Désormais émancipée de la prééminence du politique, elle s'ouvre à la pluralité des sens, et rejetée comme préalable théorique, elle n'advient à elle-même que par le lent travail du procès collectif des répétitions, dans le va-et-vient entre les propositions de jeu sur scène et les enseignements qu'en tire le metteur en scène. C'est assez dire que s'intéresser à « l'expérience de lecture » du texte, à ce qui, dans la répétition, est parole sur le texte, est une manière d'éclairage sélectif sur une relation toujours triangulaire, où le plateau chaque fois intercède entre le metteur en scène et la lettre.

Il est pourtant une période où l'expérimentation sur le plateau est tenue à l'écart, différée, une période où les propositions des acteurs, censées informer la compréhension et l'interprétation du texte, ne peuvent encore advenir : le travail à la table, dans ses préliminaires purement discursifs, où il faut bien parler du texte avant que d'en avoir exploré les possibles scéniques. Là peut-être gît une pratique de la dramaturgie plus « classique », mettant en relation le metteur en scène avec le texte, sans autre entremise que sa propre expérience de lecture.

Notes
196.

in Portrait de Patrice Chéreau, épreuve d’artiste.

197.

Jacques Lassalle, Pauses, p.178.

198.

Jacques Lassalle, "Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54.

199.

Jacques Lassalle, "Respirations", article paru dans le Cahier du Théâtre National de la Colline, numéro consacré à la mise en scène de L'homme difficile, mars-avril 1996.

200.

Eloi Recoing, Journal de Bord des répétitions du Soulier de Satin, p. 85.

201.

Dio Kanguélari, "Que le chemin soit long", in Alternatives théâtrales n°52-53-54., p. 178.