c) « Choix dramaturgiques » ou quête d'une vérité ?

On jugera peut-être excessive cette parabole qui fait du metteur en scène un nouvel Œdipe, modèle mythique revendiqué par Lassalle mais que ne cautionneraient pas nécessairement les autres metteurs en scène. Surtout, cette parabole semble promettre à ceux que nous y inscrivons le destin tragique d'une quête de vérité qui finit par se retourner contre celui qui l'entreprend. Certes le « tragique » est une notion par trop funeste pour qualifier une entreprise artistique qui passe par bien des bonheurs, se déroule souvent sous le signe du désir et du plaisir, et s'accomplit quelquefois en des résolutions scéniques fort heureuses. Nous éprouvons le besoin pourtant d'aller puiser dans cette notion l'idée d'une force qui agit les praticiens, non point forcément à leur insu, mais indépendamment de leur gré, et les livre en effet à une quête de vérité qu'il nous paraît intéressant d'interroger.

Cette perspective permet de reconsidérer la conception de la dramaturgie telle qu'elle est pratiquée actuellement, pour laquelle Patrice Pavis invite à préférer l'expression de « choix dramaturgiques », riche d'un pluriel susceptible de marquer le métissage des options interprétatives et l'ouverture du sens qui caractérise les pratiques actuelles de la mise en scène. Ce n'est nullement le pluriel qui nous dérange dans cette proposition terminologique, puisqu'il nous paraît en effet rendre justice à la richesse et à la complexité des approches dramaturgiques actuelles, mais le terme de « choix » : il incite à se représenter les metteurs en scène en sujets d'une pensée libre de tout préalable, sélectionnant par l'opération d'une volonté toute consciente d'elle-même, une ou plusieurs options selon des critères relatifs, et reconnus comme tels. Or, si le metteur en scène est un Œdipe, s'il se tient face au texte comme face à l'énigme du Sphinx, la « solution » qu'il propose ne relève pas du « choix » d'un possible (une véritable énigme ne connaît qu'une solution) mais bien de l'intuition d'une vérité.

Cette vérité cachée derrière le texte de théâtre, que les metteurs en scène se mettraient en devoir de poursuivre, pourra sembler contradictoire avec bien des propos tenus sur lui, et sur la pratique de mise en scène, qui tous dessinaient l'espace d'une pluralité des sens que le théâtre n'en finissait pas de manifester. C'est là un paradoxe, que nous ne voulons pas réduire mais explorer : car les options retenues en répétition nous paraissent bien souvent relever de l'intuition d'une vérité ; elles ne s'opposent pas à d'autres options équivalentes, que l'on négligerait au nom de quelque critère esthétique, mais au « faux », à « l'erreur ». On rencontre des motifs de s'en convaincre sur les deux versants de notre corpus, rhétorique métathéâtrale d'un côté, parole de mise en scène de l'autre. Ainsi pour cette dernière, quelques uns des propos tenus par Lassalle lors de la première journée de répétitions de Rosmersholm tiennent lieu de premiers indices : après avoir assuré la connexion de la pièce avec une « actualité » susceptible de justifier sa mise en scène « aujourd'hui », après avoir également confié son « goût » pour cette pièce mystérieuse, le metteur en scène expose les diverses pistes interprétatives dont elle a pu faire l'objet, lecture psychanalytique d'une part, politique d'autre part, qu'il semble tenir à une égale distance en les citant concurremment, et en sanctionnant la seconde en ces termes : « cette dimension se révèle une fausse piste ». Voici donc déjà l'émergence, dans la parole de mise en scène, et précisément dans l'analyse dramaturgique, de la notion du « faux », dont l'antonyme (le vrai), même s'il ne surgit pas explicitement, se laisse pourtant aisément identifier dans les propos qui suivent, où Lassalle expose sa propre « lecture » de la pièce :

‘Le regard d'Ibsen sur la réalité est terriblement décapant, parce qu'il nous fait prendre conscience [...] de notre difficulté, de notre quasi-impuissance à ne pas mettre entre ce que nous voyons et la façon dont nous le percevons, dont nous l'interprétons, une sorte d'écran, de filtre qui le réfracte et l'altère. Ibsen nous fait faire tout le chemin qu'il fait faire à ses personnages, tout le chemin d'une révélation de nous-mêmes, par delà les faux semblants. Il nous mène à découvrir ce que nous savons déjà mais que nous passons notre temps, notre vie, à délibérément ignorer sur nous-mêmes. 204

Jusque là, rien qui fasse explicitement signe du côté d'une « vérité » de l'œuvre, mais une « révélation » tout de même : Lassalle montre là une certaine assurance dans son interprétation - qui, comme souvent chez ce metteur en scène, est une parabole sur l'art de la mise en scène : après Dom Juan aventurier « des sens », voici Ibsen qui nous révèle la dangerosité de l'interprétation comme cécité partielle - mais elle ne semble pas encore à ce stade exclusive d'autres hypothèses : c'est un peu plus loin que le champ des possibles se referme :

‘C'est cela le secret obscurément pressenti de l'œuvre. Les obscurités apparentes ne sont pas importantes : il est très facile de leur donner des réponses mais ce sont les certitudes apparentes dont il faut se méfier. Une simplicité apparente en cache une autre, qui est encore plus décantée, plus essentielle, mais qui demeure cachée précisément parce qu'elle est essentielle et peut-être inacceptable. 205

Si ce n'est pas encore tout à fait la « vérité » du texte, c'est du moins « le secret » (« c'est cela », et pas autre chose), qui a à voir avec « l'essentiel », inacceptable et caché, peut-être, mais tout de même révélé par le metteur en scène : il est un sondeur d'obscurité qui se présente à l'orée des répétitions avec une énigme, infiniment désirable, mais une réponse aussi, qui se cachait derrière des pistes interprétatives par trop systématiques, « faux-semblants » exposés pour être rejetés.

Du côté de la rhétorique métathéâtrale, on peut aussi prélever quelques indices de cette « quête de vérité » poursuivie par les metteurs en scène dans leur analyse dramaturgique : ils commencent à émerger de ces propos de Patrice Chéreau sur sa mise en scène d'Hamlet, en cours de réalisation au moment de son entretien avec Fabienne Pascaud :

‘Ce qui stimule et ce qui décourage, c’est que par moments elle est tout à fait inatteignable comme pièce, c’est-à-dire qu’il y a encore des moments où je me pose des questions, on se dit : "est-ce que on est sûr d’avoir la bonne interprétation, est-ce que on comprend tout à fait ?". 206

Indice minime, mais indice tout de même : le metteur en scène révèle ici son inquiétude quant à « la bonne interprétation » de la pièce, « la bonne », c’est-à-dire une seule, qui soit juste, par opposition à toutes les erreurs que l'on peut faire à son sujet. Car des « erreurs » dans une mise en scène, il peut y en avoir, et non pas quant à la seule réussite esthétique du spectacle, mais bien quant à la « juste » interprétation du texte : les mises en scène précédentes d'un même texte permettent ainsi de baliser le territoire du « vrai » et du « faux » en matière d'interprétation, et les « bêtises » des prédécesseurs servir de repoussoir dans la quête menée par les Œdipes qui suivent :

‘À un moment donné, la référence d’une mise en scène on peut toujours la critiquer, on peut toujours dire : ça en tout cas ce n’est pas ça, il s’est trompé, quelqu’un est allé au feu avant vous... Et dans le cas d’Hamlet, tellement de personnes l’ont fait qu’on peut rester tranquille en disant : "je ne ferai pas les bêtises qu’ils ont faites les autres". 207

Si l'idée de « se tromper » peut venir troubler qui entreprend la mise en scène d'un immense classique, comme Hamlet (dont l'auteur ne s'offusquera cependant pas qu'on se soit « trompé » sur son œuvre), elle devient douloureusement préoccupante dans le cas d'une pièce contemporaine, dont l'auteur est vivant, et fort proche, de surcroît. Les nombreux témoignages de Patrice Chéreau relatifs à son travail en « compagnonnage » avec Bernard-Marie Koltès attestent de ces difficultés à rejoindre la vérité d'un texte, dont l'auteur est toujours là pour signaler qu'elle est ailleurs que là où le metteur en scène a cru la trouver :

‘...À un moment donné, la logique de l’auteur est une logique totale, souveraine, qui n’appartient qu’à lui ; j’en suis arrivé à des interprétations et à certains moments je me suis vu prendre des interprétations totalement fausses, parce que je voyais dans le sourire de Bernard, qui ne voulait pas me dire que c’était faux, m’enfin que vraiment c’était pas tout à fait ça qu’il avait écrit, mais c’était pas grave parce qu’il défendait la mise en scène contre vents et marées euh parce que on était amis. Il est arrivé plein de moments qu’il me dise- “qu’est-ce tu penses de cette scène ?”, il me dit c’est bien et après il m’explique tout à fait autre chose qui n’est pas du tout dans la scène, que je n’ai pas mis en scène et qui me prouve que je me suis totalement trompé. Ça m’est arrivé trois fois sur Quai Ouest, et je me suis dit, “bon, d’accord”. Mais il avait commencé par me dire que c’était très bien. « C’est très bien parce que le sens de la scène, le voilà », et il me dit le contraire. Ben donc je me suis trompé, c’est tout. 208

Et Chéreau a beau avoir toutes les raisons de penser que son « erreur » n'est pas grave (puisque l'auteur continue de défendre la mise en scène « contre vents et marées », plus au fait apparemment que le metteur en scène des droits de la mise en scène à se faire création à son tour, discours second à partir du discours premier qu'est le texte), elle n'en reste pas moins « erreur », les interprétations « totalement fausses », et leur auteur enferré dans un pénible constat d'échec : « je me suis trompé ». La fréquentation des auteurs vivants permet en effet aux metteurs en scène de pressentir cette « logique totale, souveraine » qui préside à l'écriture d'un texte, qu'ils croient devoir reconstituer quand ils le portent à la scène. Aussi leurs options interprétatives y sont-elles bien moins des « choix » que des intuitions de vérité, plus ou moins informées par les savoirs latéraux que les auteurs peuvent délivrer. Un cas très spectaculaire « d'intuition de vérité » quant à l'interprétation du texte se manifeste dans la première mise en scène de Dans la solitude des champs de coton par Patrice Chéreau : suffisamment proche de Koltès pour connaître sa fascination pour la communauté noire, et savoir qu'il avait écrit le rôle du Dealer pour un noir, le metteur en scène se situait dans l'évidence d'une vérité sure d'elle-même en confiant le rôle à Isaach de Bankolé, et conséquemment, s'est cru en position d'imposture, ou d'erreur, lorsqu'il a repris lui-même le rôle. À ce stade de sa première reprise de la mise en scène, une telle évidence est encore incontestable, et lorsque Fabienne Pascaud lui demande si « c'est une nécessité qu'il soit noir ? », Chéreau a cette réponse catégorique :

‘C’est écrit, c’est écrit 25 fois dans le texte, métaphoriquement, mais c’est écrit 25 fois. 209

Qui s'est lancé dans l'analyse détaillée (toujours vertigineuse) de la pièce sait assez que le travail de la métaphore la rend, justement, irréductible à une interprétation aussi tranchée, et que l'idée que le Dealer soit noir (effectivement l'idée de l'auteur) n'y est nullement posée avec évidence dans la lettre du texte, qu'il faut éclairer de savoirs latéraux pour pouvoir l'expliciter. Ce que Chéreau tient ici pour une certitude, une vérité incontestable n'est rien d'autre qu'une interprétation, relative, discutable, certes étayée par un autre texte de Koltès (sur l'hostilité héréditaire des chiens et des chats, que Chéreau cite à l'envi), attestée en outre par le vœu de l'auteur... Mais est-ce là la référence à laquelle doivent se fier les metteurs en scène ? Lorsque quelques années plus tard il reprend la pièce, et le rôle du Dealer, en assumant cette fois totalement de « n'être pas noir », c'est une toute autre analyse dramaturgique qu'il propose, mettant l'accent sur le désir et la haine qui enchaînent l'un à l'autre deux inconnus presque semblables. « L'opposition d'espèces », qui lui paraissait être le moteur de la pièce, disparaît au profit d'une communauté de souffrance et de désir... Et le plus fort, dans cette évolution de l'analyse dramaturgique d'une même pièce par un même metteur en scène, c'est que cette nouvelle interprétation se présente à nouveau comme « la vérité » du texte, son sens caché, décrypté à partir d'une lecture minutieuse du texte : en 1990, il était écrit « 25 fois dans le texte » que le Dealer était noir - en 1995, c'est un autre mot qui manifeste par le nombre de ses occurrences son rôle de moteur dramatique :

‘Le problème est complexe parce que Bernard a tout mis en œuvre pour extirper de la Solitude la situation de base, pour que n'apparaisse jamais au premier plan un rapport de désir érotique entre les deux hommes. En fait, j'en ai bêtement pris conscience, au cours des lectures à la table avec Pascal (Gréggory) : le mot le plus prononcé par le Client, comme par le Dealer, c'est le mot "désir", et c'est cela qu'il faut mettre en scène. 210

La « situation de base » désormais perceptible est aussi la « vraie » situation, qui n'était cachée que parce que l'auteur a voulu « l'extirper », ou la déguiser, mais qui surgit dès que l'analyse dramaturgique ne se laisse pas duper par ses masques :

‘À partir du moment où nous étions deux blancs sur scène, nous donnions l'impression d'une compréhension mutuelle. Du coup arrivait à la surface la vraie situation de départ de la pièce avec laquelle Koltès entretenait des rapports délicats : une histoire de drague entre deux hommes qui devenait plus apparente, et j'émets l'hypothèse que c'est cela qui le dérangeait. 211

Ainsi aura-t-il fallu attendre la disparition de l'auteur (mort en 1989) pour que le metteur en scène puisse dégager la « vraie » signification d'une pièce que son auteur avait volontairement occultée, parce qu'il entretenait avec elle des « rapports délicats ». Nous entrons ici, précisément, dans le domaine des « rapports délicats » susceptibles de se tisser entre metteur en scène et dramaturge (au sens ancien du terme : l'auteur de la pièce, disons le Dramatiker), qui lorsqu'il est vivant, peut intervenir dans le procès de l'analyse dramaturgique, selon des modalités extrêmement singulières. C'est là le territoire de ce que nous appelons la « dramaturgie restreinte »...

Notes
204.

Propos recueillis par Yannic Mancel, in Pauses, p. 118.

205.

Op. cit., p.118.

206.

Portrait de Patrice Chéreau, épreuve d'artiste.

207.

Documentaire cité.

208.

Documentaire cité.

209.

Documentaire cité.

210.

Entretien réalisé par Samra Bonvoisin, in Théâtre Aujourd'hui n°5, p. 55.

211.

Théâtre Aujourd'hui n°5, p. 48.