a) Un rival ?

Se joue là un vieux et plus ou moins virulent procès intenté contre « l'excès de pouvoir des nouveaux maîtres de théâtre [...] que seraient devenus, à l'orée des années 60, et que seraient restés depuis, les metteurs en scène », accusés « de s'affirmer aux dépens du texte », de « dissoudre celui-ci dans l'ébriété du spectaculaire », et parfois même, paraît-il, de « génocide d'auteurs » 212 . Evoquant son travail avec Michel Vinaver, dont il a mis en scène bon nombre de pièces 213 , Jacques Lassalle s'efforce de se faire l'avocat de la cause des auteurs, en produisant la position de Vinaver en ce qui concerne la création d'une pièce (entendue comme mise en scène d'un texte encore jamais monté) :

‘Dans l'exposé nuancé de ses arguments, on peut trouver largement matière à réflexion et à débat - cette idée, par exemple, selon laquelle si une œuvre tombée dans le domaine public permet, sollicite même une multiplicité d’éclairages et de réappropriations scéniques, une pièce nouvelle au contraire, a besoin pour n’être pas d’emblée défigurée et condamnée, d’une sorte de représentation neutre, objective, seulement fonctionnelle. 214

Mais cette représentation « neutre, objective, seulement fonctionnelle », si elle est un idéal d'auteur, se dérobe bientôt pour qui veut la mettre en pratique, et la prudence, la réserve, la discrétion de l'analyse dramaturgique qu'elle réclame, se révèlent un pari difficile à tenir - pour Lassalle lui-même sans doute, qui ne manque pourtant pas de faire honneur à cette pétition de principe. Le travail de la mise en scène, si prudent soit-il, réclame des choix que le texte pouvait laisser en suspens, et les droits de la scène semblent entrer en concurrence avec ceux du texte : aussi l'amicale « collaboration » dont Lassalle fait état avec Vinaver se voit-elle traversée d'oppositions tenaces :

‘... là où la lecture préserve l'ambivalence, les attractions et les dérives du sens, la représentation impose un choix. Il a la contrepartie positive dans le jeu des incarnations successives et contradictoires de l'acteur. Je fais mieux que m'y résigner. Cela, plaisamment, nous oppose quelquefois. 215

Sans doute las de se trouver aux prises avec les doléances des auteurs, Lassalle clôt cet exposé sur un plaidoyer pour la délicate posture du metteur en scène de textes contemporains, qui permet de comprendre les enjeux de la relation, souvent difficile, entre metteurs en scène et auteurs :

‘[...] il faudra bien, un jour, écrire sur le risque nécessaire, mais parfois oublié, que nous prenons, nous autres, metteurs en scène hantés nous aussi d'écriture, à célébrer, quand ce n'est pas à révéler, l'œuvre des autres. Oui, écrire de l'humilité, de l'exigence, de la générosité qu'il faut, pour affronter contre vents et marées l'humeur changeante des publics, la frivolité des "professionnels de la profession", et la douleur des auteurs vivants. 216

Se fait jour ici l'idée d'une rivalité possible entre deux instances « hantées d'écriture »... Peu importe que cette écriture soit conçue comme écriture littéraire (lorsque les metteurs en scène écrivent aussi des pièces de théâtre, ce qui est précisément le cas de Lassalle) ou comme écriture scénique : c'est bien la concurrence entre deux fonctions créatives, réclamant chacune la préséance, qui paraît devoir compliquer cette relation entre metteur en scène et auteur. Aussi, à la question que lui pose le questionnaire de Georges Banu, sur la présence ou non en répétition de l'auteur, s'il s'agit d'un contemporain, Lassalle fait cette réponse restrictive, qui semble avoir tiré les leçons d'expériences plus ou moins heureuses :

‘Je ne souhaite l'auteur, ou son délégué, que les premiers jours autour de la table, et les tous derniers temps avant la première. Une seule exception : Nathalie Sarraute. Parce qu'elle est si heureuse et n'intervient, avec quelle précaution, quel scrupule, qu'à propos de son texte. Ce qui entraîne de merveilleuses conséquences, jamais explicitement imposées par elle, sur le jeu et sur l'espace. 217

La place de l'auteur est donc strictement délimitée dans le temps (les premiers et tout derniers jours) parce qu'elle est strictement délimitée dans sa fonction : si Nathalie Sarraute fait l'objet d'une heureuse exception, c'est parce qu'elle est « heureuse », justement, en répétition, n'intervient « que » sur son texte, et fort prudemment. La légitimité des auteurs à intervenir sur les options scéniques se trouve donc nettement, bien qu'implicitement, récusée, et le rôle de chacun clairement délimité : aux auteurs, éventuellement, le droit de prendre la parole sur leur propre texte, tant que ces interventions ne prétendent pas infléchir le sens du spectacle, et celui de découvrir le « produit (presque) fini », une fois donc qu'il n'est plus possible d'en modifier le cours. Aux metteurs en scène, tout le reste, c’est-à-dire beaucoup.

Notes
212.

Ce sont les termes mêmes dans lesquels Lassalle rend compte de ce "procès", in Pauses, pp.195-196. Il attribue, sans pouvoir certifier cette source, l'expression de "génocide d'auteurs" à Arrabal.

213.

Il s'agit en effet d'une longue et fidèle collaboration: en 1978, Théâtre de chambre et Nina c'est autre chose, puis À la renverse (1980), Dissident, il va sans dire (1985), et L'émission de télévision (1990), à quoi il faudrait encore ajouter la commande à Vinaver d'une traduction des Estivants de Gorki, mis en scène en 1983.

214.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 196

215.

Jacques Lassalle, op.cit., p. 195.

216.

Ibid., p.197.

217.

"Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54., p. 61.