b) La « pythie »

Sensiblement différents sont les témoignages de Chéreau sur sa relation aux auteurs contemporains : peut-être parce que lui ne se targue pas d'écrire, cette « rivalité » possible n'apparaît nullement dans ses propos, non plus que la volonté de circonscrire étroitement la place de l'auteur dans les répétitions. Au contraire, il semblerait que le metteur en scène ait eu à souffrir du silence énigmatique des auteurs, de leur réticence à participer au procès d'élaboration du spectacle. Lui qui a conduit la difficile entreprise de mettre en scène presque tous les textes d'un auteur contemporain, en la personne de Bernard-Marie Koltès, au fur et à mesure de leur production, évoque aussi la difficulté pour les metteurs en scène de porter à la scène des œuvres encore jamais montées : non parce qu'il y faut affronter la « douleur des auteurs vivants », mais parce que de telles pièces sont livrées « sans mode d'emploi ». À la différence des grands classiques comme Hamlet, qu'il cite en exemple, dont les mises en scène précédentes sont autant de points d'appuis ou de repoussoirs, riches d'instructions dont chaque nouveau metteur en scène peut bénéficier, les créations semblent laisser le metteur en scène fort désemparé : nous retrouvons ici l'entretien conduit en 1990 par Fabienne Pascaud :

Cet oracle qu'il faut déchiffrer, ce peut être un simple sourire, comme l'a déjà rapporté Chéreau à propos de sa collaboration avec Koltès, dans lequel le metteur en scène devine son « erreur », mais que nulle information explicite de l'auteur ne vient corriger. Il semblerait qu'ici la restriction du rôle de l'auteur dans l'interaction de répétition soit le fait de son propre désir, de sa propre conception des fonctions dévolues à chacun : on se souvient que dans le témoignage de Chéreau précédemment rapporté, le metteur en scène se présentait comme demandeur d'un avis à l'auteur, l’interrogeant sur ce qu'il pensait de telle ou telle scène qu'il avait mise en place ; et que les réponses de Koltès ne s'y faisaient nullement impérieuses, contestataires : si l'auteur indiquait le sens qui présidait à son écriture pour telle scène, sens qui s'avérait « contraire » à ce que Chéreau avait mis en place, Koltès n'en disait pas moins que « c'était très bien », et même, si l'on en croit le souvenir que le metteur en scène en rapporte : « c'est très bien parce que le sens de la scène, le voilà ». Si l'on peut se fier à cette conjonction de subordination - c'est très bien parce que le sens de la scène (est tout autre) - alors il apparaît que pour l'auteur, pour Koltès en tout cas, l'écart creusé entre le sens de la scène telle qu'elle est écrite, et celui qu'elle prend lorsqu'elle est mise en place n'est nullement dommageable à son écriture, au contraire. Si Koltès limite ses interventions à des avis qui n'ont aucune prétention à réorienter le spectacle, c'est peut-être à la faveur d'une conception de la mise en scène qui se réjouit des écarts, des frottements qui peuvent se jouer entre la scène et le texte. Mais cette ouverture a quelques limites, et la restriction du rôle dévolu à l'auteur peut à nouveau être le fait du metteur en scène, passant en force sur une option de mise en scène malgré le désaveu de l'auteur : même si Chéreau ne l'évoque pas ici, il est utile de rappeler qu'il a eu à affronter un tel désaveu concernant l'option de mise en scène qu'il a retenue lors de la reprise de Dans la solitude des champs de coton, en interprétant le rôle du Dealer que Koltès avait écrit pour un acteur noir. Cette fois l'auteur n'a pas eu son mot à dire, ou du moins ce mot n'a-t-il pas été respecté, et la délimitation de son rôle dans la création de la pièce lui fut imposée indépendamment de ses desiderata.

De telles affres dans la relation metteur en scène/auteur, ces désaveux indéchiffrables, ou qui viennent toujours trop tard, ne sont apparemment pas nouvelles, et semblent être nées avec la « mise en scène » telle qu'on la conçoit depuis un siècle. Chéreau rapporte ainsi cette anecdote à propos du travail de Stanislavski avec Tchekhov, qui illustre pleinement l'incompréhension qui peut régir ces rapports auteur/metteur en scène :

‘Je cite simplement l’exemple de Tchekhov avec Stanislavski, l’auteur était vivant, j’veux dire, mais il parlait par énigmes, c’était comme la pythie de Delphes. Quand on lui disait qu’est-ce que vous avez pensé de la mise en scène de La Mouette 218 que les acteurs du Théâtre d’Art avaient joué exprès pour Tchekhov revenu de Yalta, parce qu’il était malade, et il était venu un jour à Moscou pour voir, et euh, Tchékhov a dit euh- bon il était très mécontent parce qu’il trouvait ça trop tragique et ce n’était pas suffisamment comique, bon il avait écrit une comédie, mais surtout qu’il fallait que Trigorine ait un pantalon à carreaux. Et l’auteur avait dit seulement ça, et euh, Stanislavski lui a dit : “Mais pourquoi ?”, et Tchekhov lui a dit : “Mais c’est écrit dans le texte”. Ce n’est pas écrit nommément dans le texte, mais bon, “c’est écrit dans le texte”, voilà. ’

L'anecdote est plaisante, et ce « pantalon à carreaux » vraiment énigmatique dans ce compte-rendu elliptique, mais au delà de ce détail pourtant jugé essentiel par l'auteur, se lit un autre désaveu qui tient à une dimension fondamentale de l'analyse dramaturgique : l'auteur ne conteste pas seulement l'oubli, la négligence, ou l'incompréhension quant à un élément de costume, mais toute l'orientation du spectacle en terme de genre : il avait écrit une comédie, que Stanislavski a mis en scène comme une tragédie. Ce malentendu-là nous semble plus décisif (même si Chéreau le relègue au second plan pour les besoins de l'anecdote) parce qu'il touche à un aspect essentiel de la relation au texte, sur lequel nous reviendrons, qui consiste en sa qualification générique : une telle opération évaluative, analytique, est évidemment un effet de lecture et d'interprétation, dont les incidences en termes de réalisation scénique sont considérables. Et l'on comprend qu'ici les auteurs et les metteurs en scène puissent être amenés à s'affronter, et à mettre en concurrence leurs droits respectifs à décider du genre de l'œuvre.

Notes
218.

L’anecdote est en fait liée à la mise en scène des Trois Soeurs, et non à celle de La Mouette.