a) Des instances à égalité de précarité

Metteur en scène et traducteur sont en effet l'un et l'autre soumis à la même double tension : assujettis à une écriture première, définitive, et l'un comme l'autre soumis au règne du provisoire, de l'éphémère :

‘Si toute traduction, comme toute mise en scène, n'est qu'une appropriation provisoire, contingente du texte, elle n'est légitime que si elle passe par une volonté d'épouser le texte, de s'en imprégner, de s'y perdre. Le traducteur, comme le metteur en scène, doit être travaillé par cette double-tension, de l'absorption en l'œuvre originale, de la perte d'identité dans l'autre, et tout autant par la volonté d'en préserver l'ici et maintenant, l'occasion, les partenaires de la représentation (interprètes et publics) et la persistance du désir qui fait qu'on s'est intéressé à ce texte-là et que nous l'interrogeons à partir d'une altérité fondamentale, de langue, de temps, d'espace, de sensibilité et de savoir. Dans cette série d'interrogations s'inscrivent, bien entendu, toutes les questions propres à la mise en scène. 221

On comprend mieux, en filigrane de ces propos sur les destins parallèles de la mise en scène et de la traduction, certains aspects de la relation difficile avec les auteurs, qui eux, laissent à la postérité une œuvre non contingente, stable et définitive : traducteurs et metteurs en scène se rejoignent ainsi dans une égale conscience de la relativité de leur travail, dans la précarité d'une œuvre greffée sur celle d'un autre, celle-ci intemporelle, aux virtualités infinies, tandis que celle-là est toujours affectée du signe du provisoire, née sous l'étoile de l'éphémère - étoile funeste bien qu'aimée et revendiquée :

‘Si le texte original peut engendrer une multitude de représentations différentes, ce n'est vrai d'aucune de ses traductions.. Si la Locandiera de Goldoni peut susciter une multitude de représentations, le texte français de Daniele Aron, peut-être, ne le peut pas - et c'est le contraire d'une réserve à son endroit. Chaque traduction est porteuse de l'occasion qui l'a suscitée : son destin rejoint tout à fait celui de la mise en scène. On ne peut les fixer en modèle, ni l'une, ni l'autre. Idéalement, à chaque époque, sa représentation. À chaque représentation, sa traduction. 222

« Idéalement », donc, puisque la relation metteur en scène-traducteur n'a à souffrir d'aucune jalousie, d'aucune rivalité, « à chaque représentation sa traduction » : ces frères d'infortune que sont le metteur en scène et le traducteur n'ont de cesse de se retrouver, et puisqu'ils savent leur œuvre liée au contingent, suscitent à chaque nouvelle occasion une nouvelle traduction.

Notes
221.

Ibid., p. 294.

222.

Ibid., p. 296.