b) Bienheureuse médiation de la traduction

Il est frappant en effet de constater l'appétit de la mise en scène à susciter, et presque à dévorer (puisqu'elles sont denrées aussi périssables que les mises en scène), de nouvelles traductions. On retrouve Jacques Lassalle encore, en fervent consommateur de ces nouvelles traductions, qu'il affirme susciter de façon systématique :

‘Chaque fois qu'il avait travaillé sur un texte étranger [...] il en avait suscité une nouvelle traduction. Non qu'il sous-estimait les traductions existantes, mais il pensait que mettre en scène c'était déjà traduire, donc générer de quelque façon un texte neuf, encore inouï, contingent à sa représentation et donc peut-être aussi éphémère, aussi périssable qu'elle. 223

Ce systématisme se fonde ainsi sur la nécessité d'appuyer la représentation d'un texte sur une version comme elle contingente, c’est-à-dire, comme elle, actuelle, fruit de son époque. Et l'on comprend mieux ici que la traduction soit en effet « le moment dramaturgique par excellence », en ce sens qu'elle tisse des liens entre le texte, son mode de représentation, et son en-dehors actuel, son contexte :

‘Toute traduction est un travestissement, un coup de force opéré sur le texte original, un coup de force qui ne renvoie pas seulement à la subjectivité du metteur en scène, mais aussi à son contexte. C'est l'époque qui traduit autant que l'individu. [...] Susciter un nouveau texte, c'est reconnaître que ce texte, quelle que soit sa qualité, est une représentation de l'œuvre aussi datée, contingente, donc provisoire que le spectacle lui-même. 224

La traduction jouerait ainsi comme premier coup de force opéré sur le texte original, violence liminaire pour le rapatrier dans la langue de ceux qui le mettent en scène, mais aussi dans leur époque : elle serait un premier déplacement de l'œuvre, permettant et préfigurant cet autre déplacement qui consiste à le porter à la scène, selon des modalités qui sont aussi, on a eu l'occasion de le constater à travers l'évocation de la « douleur des auteurs vivants », des violences. Ces violences sont autant de manières de réduire l'altérité radicale d'un texte, qui parvient aux praticiens à travers les siècles qui les sépare de son écriture, lorsqu'il s'agit d'un « classique » : ainsi pour les mises en scène de Shakespeare, Jean-Pierre Vincent souligne-t-il auprès de ses partenaires de travail, lors de la première journée de répétition, l'immense bénéfice qu'il y a à pouvoir travailler avec une traduction, privilège dont les Anglais sont privés, et qui les contraint à travailler dans une langue qui leur est aussi lointaine que « pour nous, la langue de François Villon » 225 . En l'occurrence cette traduction (de Tout est bien qui finit bien), est la sienne, puisqu'à la différence de ses habitudes de travail avec Jean-Michel Déprats, fidèle complice de traduction, c'est ici le metteur en scène qui a initié le processus, entrepris le mot à mot, sur lequel le traducteur est venu apporter un regard critique. Cette réversibilité des rôles nous paraît encore une fois révélatrice de l'équivalence, de l'égalité des fonctions entre metteur en scène et traducteur, qui fait dire à Jean-Pierre Vincent que « tout metteur en scène est traducteur d'un texte, quel qu'il soit » : l'un comme l'autre ont à se faire le « passeur », d'une langue dans une autre, d'une époque dans une autre, et ce passage est une manière de faire face, non pour la réduire mais pour la « transpercer », à « l'étrangeté » d'un texte :

‘Le travail de traduction est un travail d'appropriation et de familiarité, mais en fait ce travail d'appropriation suppose un détour par l'étrangeté. C'est un détour par la question : "qu'est-ce qui m'est étrange dans ce texte ? Quelle chose très concrètement m'est étrange ?" Je n'ai pas envie de m'abandonner au sentiment de l'étrange, j'ai envie de connaître, de transpercer cette étrangeté. 226

Grâce à cette familiarisation préalable que permet la traduction, qui fait violence à son étrangeté, on en vient à penser qu'il est préférable de mettre en scène des textes traduits que des textes dans leur langue originale : Peter Brook avait ainsi déjà généralisé l'idée qu'il était plus facile de faire passer Shakespeare en français qu'en anglais, « parce que l'Anglais est tenu, étant donné la morale intellectuelle d'aujourd'hui, de respecter la lettre du texte » 227 . Est-ce la raison pour laquelle Luc Bondy choisit de monter Marivaux en allemand et Schnitzler en français ? À la question que lui pose Georges Banu sur cette habitude, il fait cette réponse :

‘Par une traduction, le texte, bien qu'il perde certaines de ses données, peut parfois devenir plus proche [...] Souvent, c’est en dépaysant un texte que l’on parvient à mieux le retrouver, lui ou son auteur. 228

Ainsi le dépaysement imposé au texte, arraché à sa langue d'origine, est encore et toujours identifié à un travail d'appropriation qui permet de le rendre plus proche. Non pas en termes linguistiques, puisque Luc Bondy est parfaitement bilingue, mais en termes dramaturgiques : arracher Terre Etrangère, de Schnitzler, à la langue allemande, c'est l'extraire d'un « idiome autrichien » très difficile pour les acteurs allemands, d'une atmosphère qui ne trouve aucun écho dans « l'Allemagne d'aujourd'hui », pour la mettre en résonance avec « l'atmosphère » de la France, où une « certaine idée de la bourgeoisie pour laquelle la notion d'adultère est encore une idée électrique » 229 , et qui de ce fait saura mieux rencontrer l'écriture et les thèmes de Schnitzler. On le voit, non seulement traduire à quelque chose à voir avec mettre en scène, mais encore choisir de monter un texte traduit, de la part de ce metteur en scène polyglotte, est déjà une manière d'analyse dramaturgique, de réflexion sur les liens qui se tissent entre un texte et le monde où il vient s'inscrire, sur la page ou sur la scène.

Notes
223.

Ibid., p. 101.

224.

Ibid., p. 295.

225.

Cf. le script des répétitions, dans nos annexes.

226.

Propos receuillis par Marc Dondey et partiellement retranscrits dans le cahier Nanterre Amandiers n°12.

227.

Ce sont les termes dans lesquels Jean-Pierre Vincent rapporte la position de Peter Brook, dans son entretien avec Marc Dondey.

228.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p. 36.

229.

Op. cit., p.36.