c) Les deux textes à la scène

Avant d'observer concrètement le rôle du traducteur dans l'interaction de répétition, la nature de sa participation à l'analyse dramaturgique, il convient de prendre un peu de recul par rapport à ce parallèle, décidément postulé par tous, entre mise en scène et traduction : pour les metteurs en scène les deux fonctions se ressemblent au point de pouvoir se confondre concrètement (ainsi Jean-Pierre Vincent est-il à la fois le traducteur et le metteur en scène de Tout est bien qui finit bien) ou métaphoriquement : citons par exemple Antoine Vitez, chez qui la traduction fut la vocation première, qui voit dans « l'art de la traduction une métaphore perpétuellement vécue de l'art de la mise en scène » - et de poursuivre :

‘La traduction et la mise en scène c'est à peu près le même travail [...] Etre metteur en scène, ce n'est pas écrire une pièce ; être metteur en scène, c'est exactement comme être traducteur, c'est-à-dire être interprète : le mot "interprète" est merveilleusement à double sens en français, et ce double sens est intéressant, il nous aide à comprendre les choses. Quand on est metteur en scène on est comme un traducteur, c'est-à-dire qu'on part d'un texte qui, lui, est définitif, par définition : le texte de Shakespeare est définitif, les traductions de Shakespeare sont infiniment changeantes. Néanmoins le texte demeure. Et ce travail de la variation, c'est le travail du traducteur, et le travail du metteur en scène. C'est tout à fait le même travail : c'est un travail qui consiste à faire passer une expression dans une autre expression, ou une langue dans une autre langue. 230

Pour les sémiologues du théâtre, qui ont depuis longtemps marqué les limites d'un tel rapprochement, au point de le récuser totalement, c'est au niveau de la relation entre les deux « langues » ou les deux « expressions » que le bât blesse. Ainsi Anne Ubersfeld ne transige pas : dès les toutes premières pages de Lire le théâtre, dans lesquelles elle pose les principes de l'étude sémiologique à laquelle elle entend se livrer, elle attribue l'idée selon laquelle « la tâche du metteur en scène serait de “traduire dans une autre langue” » à une attitude classique, « intellectuelle ou pseudo-intellectuelle » 231 , irrecevable pour ce qu'elle suppose une « équivalence sémantique entre le texte et sa représentation ». Pour l'auteur de Lire le théâtre, cette équivalence est une « illusion », puisque la sémiologie de la scène donne à voir un réseau de significations qui excède l'ensemble textuel, qui de son côté, « dans l'infinité des structures virtuelles et réelles du message (poétique) » excède sa représentation ponctuelle. Aussi Anne Ubersfeld préfère-t-elle envisager la relation entre la représentation et le texte non comme une traduction, mais comme l'aménagement d'un espace d'intersection entre les signes de l'un et de l'autre, débordé de part en part par les effets de signification du texte que la scène n'actualise pas, et ceux de la scène que le seul texte n'actualisait pas. Dans le deuxième volume de Lire le théâtre, Anne Ubersfeld revient à la charge contre l'idée d'une équivalence entre traduction et mise en scène, avec un nouvel argument :

‘La représentation ne saurait être ni la traduction ni l'illustration d'un texte : elle n'en est pas la traduction (le passage d'un langage dans un autre) ; ce serait une opération inutile parce que le texte (dialogué) figure à l'intérieur de la représentation, comme signes linguistiques, au niveau phonique ; pourquoi traduire un texte que l'on entend ? 232

L'argument, fort simple, ne souffre aucune controverse. Il laisse deviner en creux l'espace d'intervention et de créativité dont jouit le metteur en scène, et dont ne dispose pas le traducteur : si ce dernier transpose en effet, d'une langue à une autre, et d'une époque à une autre, les effets de sens d'un texte premier qui disparaît, le metteur en scène quant à lui porte à la scène et le texte lui-même, et les effets de lecture qu'il a suscités. Parce que le texte « figure » à l'intérieur de la représentation, il n'a pas à lui trouver d'équivalents : ce qu'il a à manifester dans une autre expression ce n'est pas la lettre du texte mais sa « dérive en lui » ; quelques propos de Lassalle relatifs à sa conception de la mise en scène marquent bien cette différence :

‘Je n'ai pas à mettre en scène, à "représenter" un texte, mais le rapport que j'entretiens avec lui. Ses effets de lecture. L'histoire d'un ébranlement. Un jeu de résonances et d'échos, de rêves et d'images, d'autres textes traversés. Non pas même le récit d'un récit. Sa dérive en nous. Sa mémoire. 233

Tandis que le traducteur met en « scène » le texte (sur la scène d'une autre langue, d'une autre époque), le metteur en scène met en scène sa lecture de l'œuvre. Ce que d'une autre manière Daniel Mesguich dit encore, lorsqu'il affirme que l'acteur « met en scène la parole du metteur en scène » 234  : l’acteur « dit » le texte, mais il joue sa lecture, et ce que la scène montre est un commentaire du texte, en même temps que le texte lui-même, donné à entendre, et non sa seule transposition dans une autre expression. Tandis que le résultat de la traduction est un seul texte, qui, parce qu'il se substitue à sa source, doit lui être le mieux possible fidèle, le « résultat » de la mise en scène est un entrelacs de signes tissés entre deux écritures également perceptibles :

‘Mettre en scène, ce n'est pas figurer l'en dehors d'un texte, ce n'est pas l'illustrer, l'actualiser ou le déconstruire, c'est à la lettre donner à voir l'aventure tressée de deux écritures, celle d'un texte et celle de sa représentation. 235

Ainsi, au delà de l'« égalité de précarité » volontiers identifiée entre ces deux instances d'interprétation que sont le traducteur et le metteur en scène, l'un et l'autre assujettis au règne du provisoire et du contingent, se redessine la suprématie du metteur en scène, qui se donne à voir et à entendre à travers sa mise en scène, qui manifeste les écarts et les frottements qui se jouent entre le texte et sa lecture : mettre en scène, ce n'est pas traduire, c'est « mettre en crise », nous dit encore Lassalle. 236

Notes
230.

Propos recueillis par Fabienne Pascaud dans Antoine Vitez, Journal intime de théâtre, document audiovisuel de Fabienne Pascaud et Dominique Gros, Production La Sept, FR3, INA, 1988.

231.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, Paris, Editions sociales 1977, réed. Belin, coll. Lettres Sup, 1996, p. 13.

232.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, L'école du spectateur, Paris, Messidor, 1981, réed. Belin, 1996, p. 10.

233.

Jacques Lassalle, Pauses, p.178.

234.

Daniel Mesguich, L'éternel éphémère, p.48.

235.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 25.

236.

Op. cit., p. 69.