d) Rôle du traducteur dans l'interaction de répétition

Ainsi n'y a-t-il aucune rivalité entre ces deux fonctions interprétatives, qui peuvent collaborer harmonieusement dans l'interaction de répétition. Alors qu'on se souvient que l'auteur y occupait une place finalement restreinte, une fonction équivoque que certains metteurs en scène comme Lassalle préfèrent circonscrire le plus étroitement possible, le traducteur est accueilli en répétition avec la plus grande bienveillance, et invité à participer au travail dramaturgique pour lequel on lui reconnaît une salutaire compétence. Ainsi le même Lassalle, qui affirme « ne souhaiter la présence de l'auteur » que les tous premiers et les tous derniers jours de répétition, se montre-t-il beaucoup plus hospitalier à l'égard du traducteur, dont la présence est jugée nécessaire et profitable :

‘Il est [...] important que le traducteur soit présent aux premières répétitions afin qu'il réponde à un certain nombre de questions, souvent les mêmes que le metteur en scène lui a déjà posées. Il y a un gain de temps considérable, lorsque les comédiens peuvent interroger le traducteur sur les difficultés rencontrées, sur les raisons pour lesquelles il a pris tel ou tel parti. La connaissance des questions que le traducteur s'est posées nous aidera dans le traitement scénique du texte. Rendre transparent le travail du traducteur, c'est un moment à part entière du travail avec les acteurs. 237

On le voit, il s'agit d'une présence active, censée tisser - chose plutôt rare en répétition - un lien direct entre l'intervenant et les comédiens, sans la médiation du metteur en scène. Sa connaissance du texte original, longuement étudié, rend le traducteur capable de faire émerger des pistes de signification ; les « difficultés » qu'il a rencontrées et les partis pris qu'il a adoptés pour les résoudre sont autant de marqueurs des enjeux spécifiques du texte, qu'il est important de communiquer aux acteurs qui ont à le prendre en charge. Le journal de bord tenu par Odette Aslan lors des répétitions des Trois Sœurs de Tchekhov mis en scène par Matthias Langhoff offre ainsi un aperçu du rôle du traducteur - en l'occurrence des traducteurs, André Markowicz et Françoise Morvan - dans l'interaction de répétition : interrogés d'abord directement par le metteur en scène, ils sont amenés à éclairer des points de culture et de civilisation russe très ponctuels : « En fin de matinée, demande Langhoff, les personnages prennent-ils le déjeuner ou un petit déjeuner tardif ? » 238 . Les questions peuvent être davantage d'ordre linguistique, comme dans le cas du débat sur le mot « rouvre » proposé par les traducteurs, auquel le metteur en scène préfère « petit chêne », plus usité et plus immédiatement compréhensible pour le public français. Mais ce rouvre-là ne se laisse pas facilement déraciner, et les traducteurs tiennent à garder « un mot un peu mystérieux, à respecter la cadence d'une versification, et à éviter l'homophonie chêne/chaîne d'or » 239 . On le voit, même si traducteurs et metteurs en scène ont toutes les raisons de s'entendre, et que leur cohabitation en répétition est le plus souvent harmonieuse, ils n'en demeure pas moins que leur travail et leurs objectifs diffèrent sensiblement, et ce « rouvre » en est un symptôme, parmi d'autres : il sera d'abord gardé dans le texte, mais Langhoff l'éclairera au moyen d'un insert allographe dans le dialogue, faisant réciter à Rodé une vingtaine de vers d'un poème traduit de Pouchkine qui s'ouvre sur ces mots : « Dans l'anse verdoie un grand chêne/ Autour de lui brille une chaîne... » - et connaîtra bien d'autres aventures que nous évoquerons à l'occasion. Les appellatifs dans la pièce de Tchekhov, qui donnent lieu par exemple à une hésitation pour la version française entre « petit grand-père » (traduction littérale), « mon vieux », voire « mon cœur », constituent eux aussi un point de divergence entre traducteurs et metteurs en scène ; Odette Aslan diagnostique cette divergence en ces termes :

‘Différences de choix entre des traducteurs soucieux de fidélité et un metteur en scène qui fuit la "couleur russe" et préfère les termes plus vagues dont l'acteur ait tout loisir de chercher et de préciser le sens par son jeu. 240

Précisément parce qu'il incombe aux acteurs de faire résonner le sens de chaque mot, ceux-ci, dès la première lecture, posent de nombreuses questions aux traducteurs sur « les patronymes, prénoms et diminutifs russes ». Les traducteurs apportent des réponses précises, et ajoutent encore des indications que la seule version française du texte ne permet pas forcément de faire sentir : ainsi par exemple du personnage de Rodè, qui « serait français », et a en russe « un défaut de prononciation risible auquel il faudra trouver un équivalent » 241 . C'est là typiquement un exemple de communication directe entre traducteur et acteurs, relative à des éléments linguistiques et intonatifs, et qui trouve une nouvelle illustration dans les répétitions, quelques années plus tard, de L'inspecteur général, mis en scène par Langhoff encore, et traduit par Markowicz toujours : relatant son expérience de comédien dans le rôle titre, Martial di Fonzo Bo évoque l'apport considérable du traducteur, présent en répétition, et la richesse de ses indications 242 . André Markowicz a par exemple mis l'accent sur l'étrange construction phrastique des répliques des personnages, pratiquement toujours inachevée, et en outre traversée de part en part d'expressions types, de locutions figées et autres clichés qui achevaient de les déposséder d'une quelconque parole personnelle : Martial di Fonzo Bo affirme s'être essentiellement servi de ce point d'appui pour construire son personnage du Revizor, à partir de l'idée qu'il était « un être sans substance », rien d'autre que le pur reflet d'une langue, d'une communauté qui se réfléchit en lui. Le comédien évoque encore avec bonheur le souvenir d'un autre type d'intervention de la part du traducteur, où ce dernier disait simplement les répliques en russe pour faire entendre leur musicalité singulière, et accompagner les comédiens dans la recherche du rythme, de l'intonation susceptibles d'en restituer le souffle.

Ici se fait jour un autre aspect bénéfique, en termes dramaturgiques, du détour par la traduction, que les metteurs en scène n'évoquent guère mais qui nous paraît se vérifier pourtant dans l'interaction de répétition : travailler sur un texte traduit permet en effet de travailler sur deux textes, qui sont souvent l'un et l'autre présents lors du travail à la table. Si le travail de mise en scène a pour objet le texte dans sa langue-cible, des allers-retours sont possibles, vers le texte dans sa langue d'origine, par lesquels le sens d'une expression, ses enjeux, ses connotations peuvent être revisitées : en cours de répétition des corrections de la traduction peuvent être opérées, à la faveur de ce que ce va-et-vient aura éclairé de sens caché que la première version ne laissait pas entendre, ou des indications de jeu pourront se nourrir de la lettre d'origine. Ainsi par exemple, dans les répétitions de Tout est bien qui finit bien, traduit et mis en scène par Jean-Pierre Vincent, la référence au texte d'origine s'avère-t-elle riche de points d'appuis : pour la scène II, 1 où Lefeu introduit Hélène auprès du Roi, et dans laquelle les comédiens peinent à trouver les enjeux affectifs, Jean-Pierre Vincent, qui veut « maintenir l'engagement sentimental », décide de corriger la traduction : « plutôt que “étonnement”, pour la réplique de Lefeu - “que nous puissions partager ton étonnement” - c'est “wonder” dans le texte anglais, on va mettre “émerveillement” : le terme, plus fort, correspond à l'intensité émotionnelle de Lefeu ». Les difficultés rencontrées sur scène peuvent ainsi infléchir des décisions de traduction, ou bien être résolues par la seule référence au texte-source, comme pour la scène III, 7, où Hélène expose le plan dont elle voudrait rendre complices Diana et la veuve pour « piéger » Bertrand dans son lit : dans la version française, la veuve finit par dire : « Je vois le fond de votre projet ». Pour orienter la comédienne dans la recherche d'une intonation pour cette réplique, Jean-Pierre Vincent évoque le texte anglais :

‘Je vois le fond de votre projet, en anglais c'est "bottom" : c'est le bas, le cul. Ce n'est pas qu'elle comprend, c'est qu'elle voit la partie basse, sombre de la chose...’

La traduction permet ainsi de mettre en regard deux textes, entre lesquels il y a du jeu possible. Une circulation est possible de l'un à l'autre, qui rend la version dans la langue-cible plus mobile, plus souple : en fragilisant le texte sur lequel les praticiens travaillent, qui n'est qu'une forme provisoire, contingente, elle aménage en son sein des ouvertures, des échappatoires qui renforcent d'autant les points d'appui que les comédiens peuvent trouver pour l'interpréter. On comprend dès lors que la présence du traducteur en répétition, détenteur de la lettre d'origine, aiguilleur de cette mobilité de la lettre-cible, puisse constituer un atout remarquable dans l'interaction de répétition.

Dans le cas des répétitions de Tout est bien qui finit bien mis en scène par Jean-Pierre Vincent, traducteur et metteur en scène étant la même personne, la distinction des fonctions, et leur hiérarchisation dans l'interaction n'est pas possible. Mais si chez Langhoff, dont le même Martial di Fonzo Bo rappelle qu'il est assez peu impliqué dans la direction d'acteur à ce niveau de détail, plus occupé à élaborer un univers dans sa globalité (scénographie et choix de musiques présentes dès les premières répétitions), la place du traducteur dans la direction d'acteur est d'autant plus importante qu'elle est volontiers abandonnée par le metteur en scène, il faut tout de même nuancer le constat qui voudrait faire du traducteur un interlocuteur privilégié dans l'interaction, indépendant de la parole du metteur en scène. Pour valorisée que soit la position du traducteur par le metteur en scène, elle n'en subit pas moins, le plus souvent, un discret cadrage qu'il convient de dépister au delà des déclarations de principe d'égalité et d'hospitalité : dans cette réponse de Jacques Lassalle à la question que lui pose Georges Banu sur les interventions du traducteur en répétition, commence à se faire jour cette restriction plus ou moins sensible, plus ou moins assumée, du rôle qui est le sien dans la parole de mise en scène :

‘L'interaction est permanente. Au départ, le traducteur est le gardien de la lettre du texte, et le garant du non-écart. Puis peu à peu, ne cessant d'informer la mise en scène, il est aussi questionné par elle... Mais au dernier stade, celui de l'écriture, de la mise en forme définitive, on peut tout aussi bien préférer la séparation radicale des pouvoirs. 243

La « séparation radicale des pouvoirs », qui semble ici ne se faire qu'au tout dernier stade des répétitions, peut en fait se déceler dès les premiers temps, en tout cas chez Lassalle : car ce « gardien de la lettre du texte » dont le metteur en scène affirme qu'il ne « cesse d'informer la mise en scène » est aussi, nous semble-t-il, dès le départ informé par elle, par celui qui en est responsable, et se trouve, de ce fait, commanditaire de la traduction qui la soutiendra. Ce retour de la hiérarchisation des instances décisionnaires est ainsi nettement perceptible dans les propos suivants du metteur en scène, où la description du « traducteur idéal » qu'il propose laisse assez comprendre combien il doit être soumis à la vision du metteur en scène :

‘Si on réfléchit au traducteur idéal, je pense que dans un premier temps le partenaire le plus précieux, c'est un partenaire qui n'a vis-à-vis de l'œuvre aucun a priori, qui accepte de s'investir dans un travail purement philologique. Dans un second temps, le questionnement auquel je le soumets par rapport à son travail sur le texte irrigue son imaginaire par la vision prospective du spectacle. Dès lors, il doit revoir sa traduction avec le souci de cette représentation à peine esquissée, car pour moi, le moment d'écriture, le moment de l'appropriation littéraire de l'œuvre passe aussi par l'imaginaire de sa représentation. La vision scénique et l'écriture avancent du même pas. 244

Aussi, si le traducteur peut ensuite en répétition s'adresser directement aux acteurs, dans une « interaction permanente » comme disait Lassalle, c'est finalement pour se faire le relais d'une analyse dramaturgique entièrement commandée par la vision du spectacle que le metteur en scène lui aura soufflée : sa première approche, solitaire, du texte-source ne doit pas se risquer du côté d'interprétations trop personnelles, puisqu'il lui faut se départir de ses a priori, et se contenter d'un travail « purement philologique » ; ensuite on le voit, ce n'est pas lui qui questionne et informe le spectacle, mais la vision prospective qu'en a le metteur en scène qui « irrigue son imaginaire » et le fait « revoir sa traduction ». La répartition des pouvoirs est pour le moins claire, et va finalement toujours dans le même sens : celui d'une suprématie du metteur en scène comme instigateur du projet, commanditaire de la traduction, guide de l'analyse dramaturgique et prophète du spectacle.

Notes
237.

Ibid., pp. 294-295.

238.

Odette Aslan, "Matthias Langhoff, Trois sœurs", in Théâtre/public n°122, mars-avril 1995, p.11. La réponse des traducteurs, pour ceux que cela intéresserait, fut: "copieux petit-déjeuner"...

239.

Article cité, p. 11.

240.

Ibid., p. 11.

241.

Ibid., p. 9.

242.

Nous nous appuyons ici sur les propos tenus par le comédien à l'occasion d'une rencontre déjà évoquée, à l'Université Lyon II, en mars 1995.

243.

in Pauses, p. 298.

244.

Op. cit., pp. 293-294.