b) La langue de l'extérieur

Car, si dans ce cas metteur en scène et dramaturge font état d'une harmonieuse solidarité dans le travail, c'est dans la relation avec les acteurs qu'émergent les points de blocage, et que resurgit le problème de l'indéfinissable position du dramaturge : interrogés à ce sujet, Bernard Chartreux et Jean-Pierre Vincent diagnostiquent d'une même voix l'irréductible réticence des acteurs à consentir à l'intervention d'une instance toujours intrusive. Bernard Chartreux fait ce simple constat, d'abord :

‘Il y a des acteurs qui ne peuvent pas vous considérer autrement que comme un intrus. 247

Et Jean-Pierre Vincent développe à titre d'explication ce commentaire sur la relation metteur en scène/acteur, qui se réclame d'une sorte de huis-clos amoureux :

‘Tout ça est bâti sur une relation traditionnelle, un peu archaïque, amoureuse entre acteurs et metteurs en scène [...] Et le dramaturge est un troisième larron dans ce couple qui ne simplifie pas les choses. 248

Il y a en effet toujours une extériorité de la position du dramaturge - c'est même là sa fonction - qui fait de lui une figure à part dans le processus créatif : même si la conception que Jean-Pierre Vincent expose de ce que doit être sa mission l'engage à « lui garder toujours son statut d'intervention poétique et pratique », ce qui devrait en faire l'égal, en répétition, du metteur en scène, le dramaturge reste « celui qui, tout en étant dedans (c'est aussi un homme de théâtre) est aussi dehors, reste préoccupé par la nécessité, pour le spectacle, de rester ouvert au dehors ». Cette définition de la position du dramaturge par Bernard Chartreux n'est pas sans rappeler le « paradoxe » sur le metteur en scène que Lassalle dérivait de la pensée de Diderot, qui identifiait sa propre pratique comme « indivisible pratique du dedans et du dehors ». Lorsque ce « dehors » devient l'apanage d'une seule instance, présente en répétition pour le représenter, et produire au nom de lui des interventions éventuellement critiques, on se doute que les praticiens, jaloux d'une intimité et d'une clôture sur le monde quasi-absolue, aient à son égard quelques regards malveillants. Jean-Pierre Vincent ne s'en étonne nullement d'ailleurs, qui considère que le dramaturge « est là pour gêner cette relation » :

‘Il est là pour gêner le confort. Où il y a gêne, il y a momentanément déplaisir, mais promesse d'un plaisir plus intense. Il est là pour que les choses qui vont de soi n'aillent pas de soi, pour que le confort du savoir-faire acquis ne se satisfasse pas de lui-même. Pour poser les questions du philosophe à l'art. Pour lui poser les questions de son inconnu. 249

Car même dans ce cas de collaboration amicale, parfaitement consentie entre un metteur en scène et « son » dramaturge, qui pourrait faire songer à une pensée à l'unisson, menée conjointement par l'un et l'autre, et susceptible d'être exprimée indifféremment par l'une ou l'autre voix, c'est bien de deux instances radicalement différentes qu'il s'agit, qui se distinguent par deux langues étrangères l'une à l'autre. Et c'est toujours le metteur en scène (du côté de l'art) qui conserve le privilège de s'adresser aux acteurs pour leur transmettre, sous forme d'indications de jeu, ce que l'analyse dramaturgique (du côté de la philosophie) aura dégagé de significations et d'enjeux. L'art du metteur en scène, sa « fonction précise », selon Jean-Pierre Vincent, est en effet de se faire le « traducteur universel des positions dramaturgiques, dans un langage possible pour déclencher l'imaginaire dans le corps et la sensibilité de l'acteur ». Le clivage entre dramaturge d'un côté, et équipe « artistique » de l'autre se confirme ici avec netteté : le dramaturge ne parle pas la même langue, où s'exprime dans un langage qui ne peut rien pour le jeu, et qui doit être « traduit » par le metteur en scène - effectivement, comme le postulait Lassalle, à l'interface entre le dehors (le monde, la pensée, l'intellect...) et le dedans (l'imaginaire, le jeu, la sensibilité...). Apparaît peut-être ici l'un des principaux motifs du discrédit qui pèse sur la figure du dramaturge : ce qu'on lui reproche (ce que lui reprochent certains metteurs en scène, ou certains acteurs) ce n'est pas le travail de la pensée, l'appartenance au règne de l'intellect, mais son incompétence à traduire le matériel avec lequel il arrive en répétition en un langage qui puisse se faire jeu : sa parole est perçue comme vaine ou intrusive, non pour les contenus qu'elle véhicule, mais pour ce qu'elle ignore les règles du jeu de la rhétorique du metteur en scène, dont on explorera bientôt les mille et une ressources, qui lui permettent de toucher la cible : l'imaginaire du comédien. Ce n'est pas sa pensée, ni tout à fait son extériorité qu'on reproche au dramaturge, c'est l'extériorité de son langage : « un acteur », dit encore Jean-Pierre Vincent, « ne peut pas travailler sur des commandements abstraits », et de poursuivre :

‘Le déclenchement de l'acteur pour réaliser un certain nombre de choses dites en dramaturgie ne se fait pas seulement en lui disant la dramaturgie. Il faut la traduire, il faut raconter des histoires, il faut imaginer ces abstractions, il faut ruser aussi, faire parfois de longs détours pour y arriver. Ça c'est l'art de la direction d'acteur. 250

Nous anticipons ici quelque peu sur cette fameuse « rhétorique », qui nous intéresse tant, et dont on commence à apercevoir ici qu'elle consiste notamment en la traduction, sous toutes sortes de formes, de principes d'abord abstraits ; cette anticipation permet du moins de comprendre un peu mieux ce qui fait du dramaturge en répétition une sorte de paria - le mot est trop fort, bien sûr, mais il dit quelque chose de ce ban auquel il est tenu, auquel il se tient peut-être de son propre chef, pour ce qu'il ne parle pas la langue du théâtre, la rhétorique du directeur d'acteur...

Notes
247.

"Celui qui est dehors tout en étant dedans", entretien avec Jean-Pierre Vincent et Bernard Chartreux, in Théâtre/public n°67 : "La dramaturgie", p. 44.

248.

Op. cit., p.44.

249.

Ibid., p. 45.

250.

Ibid., p.46