c) Il n'y a pas de dramaturge heureux ( ?)

Les témoignages que rapporte Anne-Françoise Benhamou de son expérience de « collaboratrice » sur différents spectacles, à divers titres, mais toujours rattachés à son statut d'universitaire, nous semblent attester du malaise qu'il y a à occuper cette fonction ingrate : l'étrangeté des langages entre metteur en scène et dramaturge l'amène même à parler de « névrose du dramaturge »... C'est d'abord « l'inutilité » de sa fonction qui a semblé être la source d'un profond désarroi - qui révèle bien des ambiguïtés de la part de metteurs en scène qui s'associent les services d'un dramaturge dont ils n'ont que faire. Sa première expérience l'a en effet amenée à se trouver en position d'assistante dramaturgique auprès d'un metteur en scène qui était aussi l'auteur de la pièce ; outre que dans un tel cas, la pertinence d'une intervention dramaturgique extérieure est plus sujette à question que jamais, il s'agit d'un texte (Le Saperleau, de Gildas Bourdet) difficilement « dramaturgeable » : nous proposons ce néologisme à la suite de celui que suggère Anne-Françoise Benhamou elle-même :

‘Le malheur, c'est que dans la pièce, une brillante pochade écrite dans une langue imaginaire avec une intrigue vaudevillesque volontairement minimale, il n'y a rien à "dramaturger" : tout est affaire de jeu, de style, de comique et d'humour. C'est au fond un texte qu'on ne peut aborder que techniquement (j'emploie ce mot sans aucune valeur péjorative, pour désigner un théâtre qui repose entièrement sur l'efficacité de l'acteur et de la théâtralité). Alain Milianti s'y casse les dents avec mon aide inopérante pendant quelques semaines pendant que Bourdet finit d'écrire sa pièce. 251

Si l'on considère, selon la formule de Wolfgang Wiens, que le dramaturge a notamment pour mission de se faire « l'avocat de l'auteur » 252 , il y a de quoi demeurer perplexe devant la décision de Bourdet de solliciter l'aide d'un dramaturge à propos d'un texte qu'il a lui même écrit... Et plus encore s'agissant d'un texte dans lequel « il n'y a rien à dramaturger » : ce phénomène, Anne-Françoise Benhamou s'en explique très bien, n'a rien à voir avec le fait qu'il s'agisse d'une écriture contemporaine. Les textes modernes peuvent faire l'objet d'une analyse dramaturgique exactement au même titre que les textes classiques : interrogé à ce sujet, Bernard Chartreux évoque le « tronc commun » à la dramaturgie des classiques et des contemporains :

‘On va essayer de trouver quelles sont les tendances de fond, les formes motrices de la pièce, l'articulation au langage réel, etc. Mais avec une pièce moderne vous n'avez ni à empocher ni à lutter contre une tradition de lecture. 253

Cette différence mise à part (la gestion d'une tradition de lecture), la dramaturgie contemporaine n'a pas de spécificité, sinon qu'elle réclame, elle aussi, un peu de « fond » : « trouver les tendances de fond » et les « formes motrices » ne s'avère productif que si les unes et les autres font l'objet d'une stratification complexe, et d'abord obscure, à l'intérieur de la pièce ; dans le cas de cette « brillante pochade » dont parle Anne-Françoise Benhamou, à « l'intrigue volontairement minimale », tout semble se jouer en surface : à charge ensuite pour les comédiens et le metteur en scène de trouver les ressorts théâtraux susceptibles d'animer cette virtuose mécanique, mais la place du dramaturge, dans ce passage à la scène, paraît pour le moins difficile à définir.

Cette place, ici réduite à néant du fait du caractère « non-dramaturgeable » du texte, peut faire l'objet de restrictions d'une autre nature : évoquant sont travail avec Alain Ollivier sur Les serments indiscrets de Marivaux, texte ô combien « dramaturgeable », Anne-Françoise Benhamou soulève d'autres lièvres, qui nous confirment dans l'idée d'un statut du dramaturge pratiquement intenable. Sollicitée pour travailler avec le metteur en scène en amont des répétitions, elle voit bientôt dans cette collaboration préalable une « mission impossible » :

‘Je ne parviens pas [...] à trouver un terrain dramaturgique commun avec Alain Ollivier, dont la méfiance vis-à-vis des intellectuels n'est jamais tout à fait assoupie. Je tente un brin de sociologie historique [...] mais je sens bien que ce sont des recherches un peu vaines et que je ne parviens par là à accrocher ni la pièce, ni le metteur en scène. 254

De là le début d'une « angoisse » qu'Anne-Françoise Benhamou généralise en « névrose du dramaturge » : au delà d'un éventuel conflit, plus ou moins avoué, et variable selon les personnes, entre les « intellectuels » et les « artistes », qui semblent se rechercher sans parvenir à travailler ensemble, c'est le statut de la parole dramaturgique qui est en question, pour ce qu'elle semble renvoyée à une inexorable vanité, d'autant plus culpabilisante que la dramaturge se sent « payée à ne rien faire » :

‘Mon travail [...] ne laisse aucune trace : soit il est absorbé (et me devient étranger car une idée véritablement assimilée par un autre se modifie), soit rejeté - alternative qui est à la base de la névrose du dramaturge - mais au final je ne reconnais pas ma parole dans ce que je vois. 255

On serait ainsi tenté de reprendre les propos de Lassalle, qui écrivait qu'il « faudra un jour écrire » sur le difficile travail du metteur en scène aux prises avec « la douleur des auteurs vivants », écrire encore « de l'humilité, de l'exigence, de la générosité qu'il faut » pour s'y affronter ; sans doute faudrait-il aussi, dans le même mouvement, écrire la tourmente des dramaturges payés pour produire une parole refusée ou dissoute, toujours étrangère au processus créatif, au pire, niée, au mieux, traduite en une langue dont le dramaturge est censé être exclu, en un spectacle dans lequel il ne la reconnaît pas. À cette tourmente, d'une parole renvoyée à sa propre vanité, il faudrait encore ajouter cette autre, de jouer, en répétition, « le mauvais rôle » : celui du regard critique, auquel Anne-Françoise Benhamou est « invitée » sur le même spectacle, selon un contrat qui l'engage à une « participation ponctuelle avec renvoi lors des filages ». Extérieure au processus créatif, à ses douleurs, à ses détours, elle n'est plus « payée à ne rien faire », mais « payée pour critiquer, voire détruire [...] ce qui a pris des jours à se construire ». On se doute qu'une telle extériorité destructrice l'est aussi pour la personne qui a à s'en faire le porte-parole, et qu'elle la conduise à préférer le silence. Aussi, lorsque son regard dramaturgique la conduit à s'interroger sur la pertinence de certaines options, Anne-Françoise Benhamou préfère-t-elle « garder pour elle » ses questions : circonspecte devant l'absence d'investigation du psychisme des personnages dans la pièce de Marivaux, elle perçoit bien, sans même la formuler, que sa question est tout simplement « hors propos » 256 . Toujours l'idée d'un regard, d'une attitude, et, plus profondément, d'un langage étrangers au propos de la mise en scène semble hanter le dramaturge, au point parfois de le réduire à un mutisme douloureux.

Il y a tout de même une dramaturgie heureuse, et il faut un peu nuancer l'amertume de ces propos sur la « névrose » du dramaturge, qui relève aussi chez Anne-Françoise Benhamou, selon ses propres dires, d'une « éducation dramaturgique ». Diagnostiquant elle-même dans le début de son voyage en terre théâtrale un manque de « compétence dramaturgique », peu encouragée il est vrai par des premières collaborations peu propices à son acquisition, elle évoque aussi, dans la suite de ce parcours semé d'embûches, des expériences beaucoup plus heureuses : auprès de Christian Colin 257 , d'abord, où elle « éprouve pour la première fois le confort psychologique qu'il y a à être dramaturge d'un metteur en scène lui-même porté sur la dramaturgie : on cesse d'être un politburo pour devenir une force d'appoint » 258 . Auprès de Michèle Foucher ensuite, où la mise en scène d'un dialogue de Platon 259 installe l'assistante dramaturgique dans une position « de plein droit puisque nous sommes plongées dans l'intellect et que notre travail commun est de faire entendre la pensée ». Auprès de Stéphane Braunschweig, enfin, dont Anne-Françoise Benhamou remarque, et ce n'est évidemment pas indifférent, qu'il a la « même formation intellectuelle » qu'elle : sollicitée en amont et dans le cours des répétitions, la dramaturge participe cette fois pleinement au processus des répétitions, intervenant librement, et développant, à propos des éventuels silences du dramaturge en répétition, une toute autre analyse que celle d'un mutisme prostré :

‘S'il importe d'avoir une idée juste, il faut aussi l'énoncer au bon moment [...] L'art du dramaturge, ce pourrait être cela : sentir exactement quand une intervention peut redonner du sens ou de l'élan à ce que le metteur en scène et l'acteur cherchent ensemble - subordonner le regard à l'écoute. 260

Sans le savoir ( ?), en livrant ici le secret d'une dramaturgie heureuse, Anne-Françoise Benhamou nous introduit à l'art de la direction d'acteur, et de cette rhétorique du metteur en scène dont nous commençons à cerner les contours : l'importance, non seulement d'une idée « juste », mais du moment de son énonciation, cette subordination du regard à l'écoute, et la prééminence de l'intuition sensible (il faut « sentir » le moment) sont en effet au principe de la rhétorique par laquelle s'exprime la direction d'acteur.

Notes
251.

Anne-Françoise Benhamou, "Une éducation dramaturgique", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, pp.32-33.

252.

"L'avocat de l'auteur", entretien avec Wolfgang Wiens in Théâtre/Public n°67, p.18. Wofgang Wiens est metteur en scène et dramaturge au Thalia Theater de Hambourg.

253.

"Celui qui est dehors tout en étant dedans", in Théâtre/Public n°67, p. 47.

254.

"Une éducation dramaturgique", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 33.

255.

Op. cit., p. 33.

256.

Ibid., p. 34.

257.

Pour la mise en scène d'Othello, de Shakespeare, en 1984.

258.

"Une éducation dramaturgique", p. 35.

259.

Ion, de Platon, mis en scène par Michèle Foucher en 1988.

260.

"Une éducation dramaturgique", p. 38.