d) Rôle du dramaturge dans l'interaction

Quand place lui est faite pour s'adresser librement aux acteurs, quand sa parole peut se faire elle aussi rhétorique de mise en scène, et non plus commentaire abstrait qui réclame d'être traduit dans la langue du théâtre, le dramaturge semble ainsi accéder aux bonheurs de la mise en scène ; ce n'est pas la situation la plus fréquente, ni la plus « normale », selon Dieter Sturm, « dramaturge heureux » associé au travail de Luc Bondy - c'est en tout cas celle qui lui permet le mieux d'échapper à l'intenable posture du « critique intellectuel » :

‘La répartition normale, triste, qui fait du dramaturge un invité aux répétitions exclusivement rationnel, critique et analytique, qui s'occupe principalement de la formulation globale de la quintessence du travail du metteur en scène ou des intentions de l'auteur, cette délimitation est ici presque caduque. Je ne sais pas du tout si j'apporte sérieusement quelque chose au travail de Luc - ce n'est pas mesurable. Je sais seulement que j'ai l'occasion de m'y sentir vivant et libre en pensée. Et j'aimerais avoir cette sensation encore bien souvent. [...] La capacité du Luc à se laisser surprendre et à se surprendre lui-même me permet à mon tour une forme de participation particulière. 261

On le voit, ce bonheur du dramaturge, qui a l'occasion de se « sentir libre et vivant » pendant les répétitions, relève d'une exception et tient à l'ouverture particulière de Bondy, capable de se « laisser surprendre », dans une quête d'inattendu qui le rend très bienveillant à l'égard des interventions impromptues susceptibles de modifier le cours du travail : cette ouverture se traduit par un cadre participatif capable d'aménager toute la place désirée au dramaturge, invité tacitement à s'adresser lui aussi aux comédiens, au gré de son inspiration :

‘Une autre marque de l'ouverture de Luc est que, parmi tous les metteurs en scène avec qui il m'a été donné de travailler, il est celui qui m'accorde le plus - sans grande ostentation, simplement en permettant que cela se fasse - la liberté de m'adresser personnellement aux acteurs pendant les répétitions en cours et de participer ainsi directement au processus de répétition. 262

Une telle place laissée à la parole du dramaturge, qui lui fait avoir « la sensation d'être impliqué en tout point dans le travail, d'avoir à chaque instant quelque chose à voir avec le travail de la mise en scène » fait véritablement figure d'exception. Il faut semble-t-il de la part du metteur en scène une très grande disponibilité, et une confiance qui tient de la plus étroite complicité artistique avec son dramaturge. L'ancienneté de la relation ne suffit nullement à y pourvoir, puisque dans le cas du duo Jean-Pierre Vincent/Bernard Chartreux, l'amitié fidèle qui lie les deux hommes n'induit pas, en répétition, une place interlocutive privilégiée pour Bernard Chartreux. Dans les répétitions de Tout est bien qui finit bien auxquelles nous avons assisté, il se tenait en effet dans la posture « classique » du dramaturge, ainsi qu'il la qualifie lui-même, c’est-à-dire dans une position très nettement distincte de celle du metteur en scène : si « dans l'étape préparatoire où l'on en est à concevoir le spectacle, il y a une certaine indistinction des fonctions », dans les répétitions, « les fonctions redeviennent spécifiques » :

‘C'est le metteur en scène qui va au charbon, qui a donc la charge de tirer les implications concrètes de la dramaturgie. Le dramaturge, lui, se tient nécessairement plus en retrait ; sa vision est donc légèrement décalée par rapport à celle du metteur en scène. 263

Si le dramaturge semble ici ne souffrir aucunement de laisser aller le metteur en scène « au charbon », du moins se souvient-on qu'il a conscience que sa place en répétition n'est pas forcément appréciée par les comédiens. Il ne nous appartient pas d'en juger. On peut toutefois explorer le corpus de répétitions dont nous disposons pour observer la nature de ses interventions et leur « réception » par ses partenaires de travail. Outre qu'elles sont très peu nombreuses, et qu'elles se raréfient à mesure que le spectacle avance, une occurrence nous paraît représentative - au point d'être presque caricaturale - de la « langue étrangère » (au processus de création théâtrale) qui est celle du dramaturge. La scène IV, 2, au cours de laquelle Bertrand courtise Diana, qui lui tend un piège, pose bien des problèmes aux acteurs, en termes psychologiques : la question de savoir si Bertrand est sincère dans ses déclarations d'amour éternel (alors qu'il fuit une épouse en la personne d'Hélène), et surtout, lors de la séance de travail qui nous occupe ici, le degré de résistance de Diana, dont on n'en finit pas d'interroger le « désir réel », qui induirait des « hésitations » devant les assauts de séduction du jeune Comte, font ainsi l'objet d'échanges un peu perplexes. Après une nouvelle lecture de la scène, et un silence prolongé, qui témoigne de la difficulté rencontrée, Bernard Chartreux prend la parole, et propose cette analyse :

‘On peut reconstituer le découpage de cette scène : on a d'abord la disputatio, avec une certaine ardeur argumentative, ce n'est pas seulement une espèce d'écume de parole, et puis les négociations, et enfin le monologue.’

On jugera de la vocation de cette parole à nourrir le jeu de l'acteur, à le stimuler pour sortir de l'impasse où il se trouve, par la réaction de Laurent Sauvage (qui interprète Bertrand) à cette proposition :

‘Moi j'ai du mal à trouver la chair de cette disputatio ; j'ai une grande difficulté à trouver le personnage...’

La chair du personnage et celle de sa parole, c'est bien là tout le problème, auquel l'exégèse du dramaturge, sans doute fort pertinente, mais au demeurant assez intellectuelle, n'apporte guère de solution ; cet extrait de répétition a le mérite de nous éclairer sur la parole « désincarnée » dont on fait souvent reproche aux dramaturges, en nous offrant l'exemple d'une abstraction mise sur la planche de travail, dont personne, à l'heure des questionnements d'ordre psychologique sur les personnages, ne sait que faire. D'ailleurs, en réponse à cet aveu de difficulté du comédien, la séance se clôt sur une conclusion provisoire du metteur en scène, qui tente de donner raison au dramaturge tout en n'y puisant aucune solution en terme de jeu, solution que l'expérience du plateau seule, permettra de rechercher :

‘Il ne faut pas trop laisser primer l'implicite : le dit a beaucoup de valeur. On verra dans l'espace comment ça se passera ; je crois que ce ne sera pas facile...’

À la suite du dramaturge, qui mettait en perspective l'organisation du discours des personnages, le metteur en scène met l'accent sur le « dit » : entre Bernard Chartreux et Jean-Pierre Vincent, le message dramaturgique est passé, selon lequel ces investigations psychologiques un peu hasardeuses ne devraient pas faire perdre de vue la rhétorique des personnages, le côté « joute verbale » de la scène ; mais dans son adresse au comédiens, une telle analyse, réduite à une expression beaucoup plus sommaire (« le dit a beaucoup de valeur ») ne peut encore accéder au statut d'indication de jeu. À défaut d'une expression capable de « traduire », pour toucher l'imaginaire des comédiens, l'interprétation proposée par le dramaturge, le metteur en scène ne peut que remettre à plus tard, le moment de l'expérimentation en plateau venu, la recherche de propositions de jeu qui débloqueront la scène, et les comédiens...

Ainsi en dehors de quelques rares exceptions (Anne-Françoise Benhamou aux côtés de Braunschweig, Dieter Sturm aux côtés de Bondy), où le dramaturge occupe une place interlocutive importante dans le cours des répétitions, s'adressant aux comédiens avec la même liberté que celle du metteur en scène, la présence du dramaturge en répétition se réduit le plus souvent à une présence sinon passive, du moins discrète, apportant avec parcimonie sa pierre exégétique à un édifice qui ne la réclame que très rarement. Si son apport a pu jouer un rôle considérable pendant le travail préparatoire, avant le début des répétitions, sa contribution se trouve si bien digérée par le metteur en scène qu'au moment où les répétitions commencent, ce dernier assume très bien seul la mission de transmettre les quelques préalables érudits qu'il lui paraît utile de mettre en partage avec les comédiens. Le dramaturge n'a plus alors qu'à attester, par sa seule présence, et par quelques hochements de têtes ou acquiescements sommaires, de ce que les analyses et les informations délivrées par le metteur en scène sont pertinentes, dûment vérifiées, scellées du label d'une scientificité fiable. C'est ainsi dans le sens d'une « caution scientifique » que nous interprétons la présence de Daniel Loayza lors des répétitions de Richard III mis en scène par Patrice Chéreau : sur la totalité du corpus audiovisuel relatif à ce travail dont nous disposons, il n'intervient que dans la (très brève) période du travail à la table, une seule fois sur sa propre initiative (et encore, sous une forme interrogative qui en atténue la portée : « tu crois que le dérapage commence là ? » demande-t-il à Chéreau qui proposait une analyse du parcours de Richard), toutes les autres fois en réponse à des sollicitations de Chéreau : soit que le metteur en scène ait livré lui même une information, pour laquelle il demande une vérification, soit qu'il lui pose une question (d'ordre purement philologique : ainsi lorsqu'une comédienne demande la signification du mot « alacrité », Chéreau se tourne-t-il vers Daniel Loayza, avec un « alacrité, comment dire ? » auquel le dramaturge répond avec l'efficacité d'un dictionnaire.) Encore ne nous étalons-nous pas sur les interruptions dont ses interventions font l'objet de la part de Chéreau, qui s'en sert comme tremplin à sa propre parole, « force d'appui », certes, comme disait Anne-Françoise Benhamou, mais sur laquelle on prend d'autant mieux son élan qu'on a peu d'égard pour elle... On se reportera pour en juger au script qui figure en annexe (Leçon I, « Travail à la table »).

Nos propos sur le « statut intenable » du dramaturge, la restriction de sa place dans l'interaction de répétition pourront être pris pour un plaidoyer pour le dramaturge ; là n'est pas notre propos. Il ne nous appartient évidemment pas de nous prononcer sur la nécessité - ou non - de la présence du dramaturge en répétition, non plus que sur la place qui « doit » ou « devrait » lui être faite ; ce qui nous intéresse, et nous étonne, est cette tendance presque partout constatée qui conduit les metteurs en scène (à l'exception notable de Lassalle, et celle, jadis, de Vitez) à s'adjoindre les services d'un dramaturge pendant les répétitions, alors que ce dernier est manifestement tenu le plus souvent pour extérieur, voire étranger, au processus de la création théâtrale en acte. Puisque cette position est le plus souvent reconnue comme inconfortable, elle ne saurait être considérée comme une invitation à « profiter » des répétitions, à « jouir » de l'avènement progressif du spectacle - il n'y a guère de jouissance si l'on n'y prend part. Aussi n'avons-nous, pour l'heure, pas d'autre hypothèse que celle d'une « caution » intellectuelle, dont la présence suffit à garantir le « sérieux » du travail : moins là pour travailler que pour signaler qu'il a travaillé, en amont des répétitions, preuve vivante et silencieuse qu'une enquête préalable rigoureuse a précédé l'époque des répétitions, et qu'on peut s'y appuyer abstraitement, presque symboliquement, sans qu'il soit besoin de l'interroger.

Notes
261.

Entretien avec Frank Zeugke, in La Fête de l’instant, pp. 238-239.

262.

Op. cit., p. 241.

263.

Bernard Chartreux, "Celui qui est dehors tout en étant dedans", in Théâtre/Public n°67, pp. 46-47.