C . « Dramaturgie etendue » : la relation métatextuelle

À l'issue de ce premier bilan quelques conclusions s'imposent : l'analyse dramaturgique, à l'évidence, n'est plus ce qu'elle était - ôtée des mains des « spécialistes » (de la pensée, de l'idéologie), elle n'est restituée à la responsabilité du metteur en scène que pour être reversée, même de façon inégalitaire, dans la relation avec les comédiens, pendant le temps des répétitions : elle n'est plus le lieu d'un préalable censé commander l'élaboration scénique, et c'est au contraire l'expérience de la scène qui révèle peu à peu comment il convient d'interpréter le texte. Devenue expérimentale, l'analyse dramaturgique est de plus en plus difficile à isoler comme « discours », puisqu'elle est désormais, comme dit Bernard Dort, « une conscience et une pratique », qui irradie chaque moment de répétition, dans le va-et-vient entre les propositions du plateau et le retour du metteur en scène. Tout au plus peut on prélever, dans la rhétorique métathéâtrale, des synthèses dramaturgiques issues du procès de répétitions, lorsqu'il est suffisamment avancé ou qu'il est achevé : alors le metteur en scène est en mesure de produire un « discours » où sa lecture singulière de l'œuvre peut s'exprimer, le dramaturge rédiger une plaquette destinée au programme, où le spectateur pourra lire les éléments d'interprétation qui sont censés présider à l'écriture scénique - quand en fait c'est cette écriture scénique même qui a permis de les dégager. Comment cerner, dès lors, ce qui en répétition contribue à l'établissement de cette « analyse dramaturgique » ?

Il nous a semblé qu'il nous fallait changer de cible, ou du moins en élargir les contours, pour se donner les chances d'en toucher quelque chose : plutôt que de nommer « dramaturgie » ce que nous cherchions à atteindre, nous l'avons rebaptisé « relation métatextuelle » 264 - expression suffisamment vaste pour englober ce qui semble s'étendre infiniment dans le procès de répétition, indépendamment de toute quête de globalisation dans un discours cohérent, et qui refuse de se soumettre à la prééminence d'un pôle interprétatif stable.

La relation métatextuelle, on le devine, concerne toute parole qui a pour objet le texte de théâtre : le champ est immense, et l'éclairage partiel. Immense, parce qu'on se doute qu'en répétition on ne cesse, de manière directe ou indirecte, de parler du texte, et pratiquement, toute parole de mise en scène est un commentaire du texte. Partiel, notre éclairage l'est nécessairement, puisqu'en mettant ainsi l'accent sur le texte, la notion prétend ignorer que cette relation est aussi, et toujours, une relation à la scène : commenter le texte c'est toujours plus ou moins donner une indication de jeu, et souvent ce commentaire même est déjà profondément nourri par ce que la scène a révélé. D'ailleurs la notion de dramaturgie, à la source de notre investigation ici, recouvre « l'interprétation » dans ses deux aspects : interprétation du texte, et donc, interprétation scénique - l'une et l'autre se déterminant réciproquement, on l'a vu. C'est pourtant bien sur la première que nous voulons concentrer notre regard ; une telle entreprise a tout l'air d'une coupable dissection, qui isole parmi l'indistinct de son objet des organes auxquels seul l'organisme dans son ensemble peut donner sens. Plutôt que cette violente métaphore d'une biopsie de la parole de mise en scène pour commenter notre travail sur elle, nous préférons celle, plus artistique, d'un « éclairage » qui d'un seul objet ne révélerait d'abord qu'une face : l'autre face est là, toujours, devinée dans l'ombre, évidemment indissociable de sa partie visible. Provisoirement occultée, mais non pas niée, ni abolie.

Notes
264.

Nous empruntons cette qualification à la terminologie proposée par Gérard Genette dans sa théorie de la transtextualité (in Palimpsestes): dans la taxinomie qu’il met en place afin de distinguer les différentes formes de la transtextualité (tout ce qui met un texte en relation avec un autre), il identifie la relation métatextuelle comme celle du “commentaire, qui unit un texte à un autre texte dont il parle”, c’est-à-dire, "par excellence, la relation critique". Gérard Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, seuil, 1982, p.10.