1) Le théâtre, esthétique de la lecture

Toute relation avec un texte commence par sa lecture. Une telle proposition a l'air d'une lapalissade, si l'on ne prend garde à la polysémie du terme de lecture. Comme lecture silencieuse, celle qui a d'abord articulé la rencontre du metteur en scène avec le texte, elle ne nous intéressera évidemment guère, pour ce qu'elle est totalement insaisissable. Comme lecture à haute-voix, par quoi commencent bien souvent les répétitions, il n'y a guère à en dire, d'autant que la plupart des metteurs en scène réclament dans cette première étape une lecture « neutre », qui ne se prononce pas trop, par ses intonations et son rythme, sur les effets de sens qui traversent le texte. La lecture qui nous intéresse se tient à mi-chemin entre la première, comme relation d'une subjectivité à une lettre, et la seconde, comme oralisation, publication. Ce que nous appelons la relation métatextuelle consiste en effet pour beaucoup en une mise en voix de l’ensemble des processus à l’œuvre dans toute lecture : le metteur en scène n'est jamais qu'un lecteur qui parle sa lecture. On pourrait renverser la proposition, et rappeler que tout lecteur est en quelque sorte un metteur en scène imaginaire : la pragmatique du texte nous a en effet appris que tout texte suscite une activité interprétative de la part de celui qui entreprend son déchiffrement, activité qui déborde amplement son simple décodage syntaxique et lexical, et qui s'apparente, finalement, à une mise en scène imaginaire. C'est ici Umberto Eco, qui, avec Lector in Fabula, se tient, comme il dit lui-même, « à la surface de l'acte de lecture » 265 , qui nous offre les plus solides points d'appui : parce qu'il a entrepris d'explorer méthodiquement l'intervention interprétative de tout lecteur, en examinant comment il peut « tirer du texte ce que le texte ne dit pas, mais qu'il présuppose, promet, implique ou implicite » 266 , il nous a, sans le savoir, préparé le terrain pour une analyse de la parole de mise en scène comme lecture du texte de théâtre. Lecture, au sens du coup élargi de toute l'activité cognitive qu'elle suppose, depuis la coopération textuelle de base jusqu’à l'interprétation et l'élaboration imaginaire, qui supposent chez le lecteur de textes narratifs une liberté sinon aussi grande, du moins analogue quant à sa nature, à celle dont dispose le metteur en scène face au texte de théâtre. Il est intéressant de noter que ce qui a servi de point de départ à l'étude proposée par Eco est l'expérience de la pluralité de lectures que permettait un même texte chez différents lecteurs : la nouvelle d'Alphonse Allais, Un drame bien parisien, sur laquelle il fonde ses observations, lui a en effet d'abord été racontée ; puis sa découverte du texte original lui a permis de prendre la mesure des « curieuses divergences entre le texte original, le résumé qu'on m'en avait fait et le résumé du résumé que j'en faisais moi-même quand je la racontais ». Ces « résultats interprétatifs discordants » permettaient ainsi de vérifier que chaque lecteur construit son propre roman à partir de son expérience de lecture, « roman » pour soi, purement virtuel et parfaitement singulier, et qui demeure le plus souvent insaisissable pour ce qu'il ne s'actualise, le plus souvent, que dans le for intérieur de son auteur... Transposée dans le champ théâtral cette hypothèse semble atteindre sa toute puissance, et se vérifier d'une manière pour le moins concrète : les metteurs en scène n'y sont pas autre chose que des lecteurs qui « verbalisent », pour le porter à la scène, le « roman de leur lecture ». 267

Notes
265.

Umberto Eco, Lector in fabula, le rôle du lecteur, Milan, 1979, traduit de l'italien par Myriem Bouzaher, ed. revue et corrigée, Paris, Grasset, 1985. P. 6.

266.

Op.cit., p. 5.

267.

C'est Antoine Vitez qui emploie cette expression pour parler de son travail autour du Soulier de Satin: "Je sais bien que j'avance là des hypothèses qu'on ne vérifiera pas, qui sont comme le roman de ma lecture de Claudel, à partir de quoi je peux exercer mon art à moi - par nature second - sur la scène de théâtre." in Journal de bord des répétitions du Soulier de Satin, Eloi Recoing, 1987.