a) Une lettre en souffrance

Il n'est pas sûr d'ailleurs, qu'en produisant cette étude Eco ignore tout à fait l'usage que l'on peut faire, et que nous faisons, des outils qu'il met à notre disposition : il affirme lui-même espérer « contribuer au développement d'une esthétique de la réception et de l'interprétation » 268 . La mise en scène de théâtre obéit-elle à un autre ordre que celui de cette « esthétique de la réception et de l'interprétation » ? Si, comme le propose Daniel Mesguich, le théâtre est « comme un livre dont le lecteur lui-même se donne à lire » 269 , si comme l'affirme encore Jacques Lassalle, mettre en scène consiste non à représenter un texte mais « ses effets de lecture » 270 , à l'évidence, l'esthétique théâtrale procède d'une esthétique de la lecture : « Un texte est une aventure d’écriture, dit encore Lassalle, sa représentation une aventure de lecture » 271 . Aussi, tout ce que l'auteur de Lector in Fabula reconstitue de la coopération interprétative du lecteur, se vérifie-t-il, donné à entendre en répétition, et dans une certaine mesure, à voir, sur la scène, dans l'interaction théâtrale : dans le procès de création, et dans la représentation qui en résulte. Tout cela, et plus encore ; Eco concentre son étude sur la lecture des textes narratifs, et non pas des textes dramatiques qui intéressent nos metteurs en scène : or si le texte narratif, déjà, est un « tissu de non-dit » 272 , que dire alors du texte de théâtre, et de ses « trous » 273 , comme dit Anne Ubersfeld ? Le texte dramatique est marqué par l'incomplétude : c'est son destin - sa vocation à être représenté exige qu'il soit un texte « ouvert ». Une telle ouverture peut être observable, à des degrés divers, dans les textes narratifs : « un texte ouvert », nous dit Eco, « assume comme l'hypothèse régulatrice de sa stratégie » le fait que sa potentialité significatrice trouve son accomplissement dans la coopération interprétative du lecteur 274 . Pour les textes dramatiques cette ouverture n'est pas seulement assumée, elle est revendiquée, constitutive de l'œuvre, et la marque même du genre : « c'est qu'à la différence des autres écritures, souligne Mesguich, l'écriture dramatique, lettre en souffrance, glacée dans l'encre et sur la page, n'est pas finie ; que ces textes sont incomplets, qu'il leur manque, littéralement, leur destin : le théâtre ; qu'ils ne sont enfin achevés, et d'une certaine manière, lisibles, que joués sur une scène » 275 . Cet inachèvement qui fait béer les textes de théâtre, tissus d'une lettre en souffrance, est précisément ce qui fonde l'art de la mise en scène, ce qui autorise la lecture, dans ce cas, à se donner comme une « écriture », « l'interprétation comme une création » 276 .

L'exemple le plus significatif de cette béance constitutive de l'écriture dramatique réside dans la question des conditions d'énonciation : un lecteur normal, remarque Eco, peut inférer, de l'expression isolée, son contexte linguistique et les conditions possibles de son énonciation. Il peut certes le faire, quand l'expression est « isolée », mais le plus souvent dans le cas de l'écriture romanesque, elle ne l'est pas. L'omni-« présence » d'un narrateur à chaque pas de l'énonciation, capable non seulement de rapporter les éventuels dialogues de ses personnages mais encore d'en décrire les comportements, le contexte, et encore les intentions et toute la « psychologie », accompagne et soutient les inférences que le lecteur est susceptible de produire à partir des énoncés. Dans le texte de théâtre il ne reste plus que ces énoncés de personnage : le narrateur a disparu, ne subsistant que par les infimes traces que d'éventuelles didascalies peuvent révéler. Et encore, souvent sont-elles volontairement ignorées par les praticiens, habitués à ne pas s'y fier s'agissant de textes classiques, dans lesquels elles ont été ajoutées par d'autres mains que celles de l'auteur. Autant dire que la part de liberté laissée à la discrétion du lecteur dans ses interprétations y est immense, et qu'un nombre infini de possibles s'ouvre au metteur en scène à chaque pas : ce sont ces possibles que sa parole s'efforce de parcourir, non dans leur exhaustivité - sa subjectivité, toujours, opère des choix préalables dont il n'a pas forcément conscience - mais souvent, dans leur pluralité, et parmi lesquels il faut peu à peu choisir. Par la sélection de certains possibles, aux détriments d'autres, s'élabore sa lecture de la pièce, qui organise de proche en proche, de refus en refus, sa conception dramaturgique : car la lecture, envisagée ainsi, est une affaire de sélection, et donc de fermeture progressive des sens qui d'abord s'offraient indifféremment ouverts.

Notes
268.

Lector in fabula, p. 7.

269.

Daniel Mesguich, L'éternel éphémère, p. 26.

270.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 178

271.

Op. cit., p. 190.

272.

Lector in Fabula, p. 61.

273.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, p. 19: "Comme tout texte littéraire, mais plus encore, pour des raisons évidentes, le texte de théâtre est troué, T' [le texte de mise en scène] s'inscrivant dans les trous de T [le texte de théâtre]"

274.

Lector in fabula, p. 71.

275.

Daniel Mesguich, L'éternel éphémère, p. 93.

276.

Daniel Mesguich, op.cit., p.107.