b) Abusif lecteur ?

Cette « fermeture », on s'en doute, étant donné l'état d'esprit des metteurs en scène qu'on a vus si soucieux de pluralité, n'est pas sans réclamer une légitimation, ou une compensation, par quelque ruse de mise en scène qui permettra d'« ouvrir ce qu'une mise en scène - dans l'exacte mesure où elle choisit, et donc où elle délaisse, ou elle refoule - ferme » 277 . Daniel Mesguich, qui avoue choisir de dédoubler bien des personnages dans ses mises en scène pour « ouvrir », justement, ce que sa mise en scène, comme toute mise en scène, a fermé, ne manque pas de souligner l'incontournable - et l'arbitraire - de cette fermeture :

‘... Toute mise en scène ne se fonde jamais que sur de l'indécidable : a priori (dans le livre) Hermione, lorsqu'elle dit : "Où suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?", est aussi bien immobile, prostrée, qu'en train de courir en tout sens ; or, sur la scène, il faut bien que l'actrice se lève, ou qu'elle reste assise : comment le théâtre peut-il, au moins, ne pas rester aussi ouvert que le livre ? 278

On le voit, les inférences possibles à partir des énoncés, qui permettent d'établir les conditions de leur énonciation, sont, en matière d'écriture dramatique, infiniment ouvertes, et relèvent, du coup, de l'indécidable. Mais là où la liberté est la plus grande, parmi tous les possibles auxquels aucune voix narratrice ne vient donner la préférence, l'obligation de choisir se fait plus ferme aussi : quand le lecteur d'un texte narratif a peu de possibles devant lui, parce que les stratégies textuelles organisent assez étroitement sa réception de l'œuvre, et qu'en outre il se soucie peu de choisir, parce que son imaginaire peut aisément se contenter de formes flottantes, d'options coexistantes, et finalement d'indécidable, le metteur en scène, en lecteur qui écrit sa lecture, dispose d'une marge de manœuvre initiale beaucoup plus grande, mais est soumis à l'injonction de choisir : les exigences de la réalité scénique l'enjoignent de trancher, selon des critères qui n'appartiennent qu'à lui, et qu'on peut toujours taxer d'arbitraire. Sans doute est-ce là ce qu'a d'abusif la mission qui est la sienne, que Jacques Lassalle analyse en ces termes :

‘Le metteur en scène n’est rien qu’un lecteur parmi d’autres, dont l’étrange, l’abusive ( ?) mission, est d’imposer à ses semblables sa propre lecture. 279

Nous parlions de légitimation, ou de compensation, face à cet abus de lecture qui ferme l'indécidable d'un texte au nom d'un arbitraire singulier ; chez Mesguich, il y a compensation : on l'a évoqué tout à l'heure, l'idée de dédoubler les personnages est une « ruse » de mise en scène qui permet de faire coexister, sur scène, deux lectures distinctes, et partant, de laisser supposer toutes les autres lectures que la mise en scène a abusivement délaissées :

‘Si elle se lève, comment peut-elle aussi rester assise ? Deux Hermione simultanées et contradictoires le permettent. Entre ces deux Hermione, entre ces deux actrices, dans l'espace qui les sépare, entre la course et la prostration, toutes les Hermione du livre sont là, offertes, invisibles. Elles sont là toutes deux, sur la scène, l'une par l'autre "irréalisée" ; le "double" d'Hermione permet qu'Hermione se lève-assise, s'assoie-debout. La vue, ici, permet, par inflation, par contradiction, l'écoute "en creux", l'écoute ouverte du livre ouvert. 280

Ainsi, si la mise en scène est représentation des effets de lecture, elle peut représenter la pluralité même de ses effets de lecture, en montrer simultanément deux, au moins, pour rappeler tous les autres possibles, innombrables, qu'il a fallu abandonner : « Deux Hermione, comme métaphore d'une Hermione infinie. Comme par deux points, l'infinité des points d'une droite » 281 . Et voici le metteur en scène en paix avec l'indécidable, qui a compensé l'arbitraire d'une décision de jeu par sa propre contradiction, visible en même temps qu'elle. Chez Lassalle, le sentiment « d'abus de lecture » appelle une autre stratégie, non seulement dans le spectacle lui-même, mais dans le procès de son élaboration : il semblerait que ce soit l'élaboration collective de l'analyse dramaturgique qui permette de se dédouaner de cet abus, restituant dans la pluralité des lecteurs ce qu'il perd en pluralité de lectures :

‘Je ne sais pas de mise en scène qui ne commence par la production d'une fable, c'est-à-dire par la mise au jour d'une histoire, homologue à celle que l'auteur a imaginée, mais tout autant distincte, en ce sens que pour un temps donné, elle intègre l'espace, le temps et la voix des acteurs, dans l'imaginaire singulier d'abord, pluriel et convergent ensuite puisque nous sommes au théâtre, d'une de ses possibles lectures. 282

Chez ce metteur en scène qui récuse totalement la pertinence d'un préalable dramaturgique, la « lecture », c'est-à-dire l'ensemble des choix interprétatifs qui seront faits au jour le jour, se veut sinon plurielle, du moins collective - peut-être a-t-elle ainsi des chances d'être moins arbitraire. Notons toutefois au passage le caractère quelque peu utopique de cette revendication de collectivisme dans la lecture de la pièce, qui postule une « connivence croissante » 283 , débouche sur un imaginaire « pluriel et convergent » et un « dispositif » où « chacun se reconnaît, puisque pour une part, il est l'expression du désir de chacun, suscitée, conjuguée, tressée au désir de tous par l'acte de mettre en scène » 284 . Lorsque véritablement l'indécidable surgit dans l'interaction de répétition, et que des options concurrentes se font jour, c'est tout de même, encore et toujours, le metteur en scène qui tranche. L'idéal en tous cas demeure celui d'une interprétation collective, et ce n'est sans doute pas un hasard si la suite immédiate des propos de Lassalle évoque cette autre « ruse » de mise en scène, qui consiste à confier dans un même spectacle « de manière successive, alternée ou rotative, un même personnage à des acteurs différents » 285 . La pluralité des interprétations possibles est là encore incarnée sur scène, non plus simultanément comme chez Mesguich, où deux Hermione valaient comme métaphore d'une Hermione infinie, mais dans la succession de figures distinctes, ne « s'irréalisant » pas les unes les autres, mais se relativisant mutuellement. C'est selon Lassalle, l'« hypothèse de traitement [...] la plus riche » pour aborder certains textes - « ceux, inachevés, foisonnants, en perpétuel devenir, de l'irréductible jeune homme qu'est Büchner », « la plus ouverte, dit il encore, parce que la plus chorale » 286 . Manière encore, donc, de rendre justice à l'ouverture d'un texte, par la choralité de son interprétation. Ruse de mise en scène, peut-être, qui permet au metteur en scène de s'exonérer du sentiment d'arbitraire, de s'émanciper d'une univocité coupable envers la lettre infiniment ouverte de la pièce, mais aussi « danger pernicieux » de ce que Lassalle appelle lui-même cette « dramaturgie éclatée » 287  : cette lecture de la pièce qui tend vers la pluralité pourra-t-elle être à son tour « lisible » pour le spectateur ? « Y trouvera-t-il sa place ? », s'inquiète Lassalle, « Ou trop déconcerté, agressé, ignoré, s'éprouvera-t-il comme définitivement exclu ? » 288 . À force de vouloir demeurer, à l'instar du texte qu'elle entreprend de porter à la scène, « ouverte » et plurielle, la mise en scène semble s'exposer à bien des dangers : risque de « l'illisibilité » d'un spectacle qui en aura restitué tant de possibles qu'ils se brouilleront les uns les autres - risque, aussi, de la monotonie, lorsque le metteur en scène choisit de ne rien choisir. Car une autre « ruse » de mise en scène est celle qui consiste à chercher dans le jeu des acteurs la même ouverture, la même ambiguïté, la même potentialité signifiante latente et non pas manifeste que celles portées par les virtualités infinies du texte : c'est la position esthétique revendiquée par Claude Régy, qui nous semble aboutir, en définitive, à un suicide symbolique de la mise en scène :

‘Si un choix est fait par le ton d'un acteur, s'il fait passer tel sentiment ou telle intention d'une réplique, cela et rien d'autre, c'est quelque chose d'imposé. À partir du moment où l'on veut que tout puisse passer : le texte, le sous-texte, les sens contradictoires, et l'idée qu'on dit souvent le contraire de ce qu'on veut dire, de ce qu'on veut peut-être faire passer, alors il faut faire un tout autre travail. Il faut arriver à des tons ouverts, à des tons neutres - dont certains accuseront la monotonie. 289

L'impasse, à terme, d'une telle conception de la mise en scène nous paraît sensible dans ces propos : bien au delà d'une certaine « monotonie », qui n'est qu'un moindre mal, c'est la vocation et le sens profond de la mise en scène qui nous semblent en question ici. Vouloir tout faire passer du texte suppose la plus grande ouverture, c’est-à-dire la plus grande neutralité dans le passage à la scène : le sens ne doit pas y être manifeste, mais demeurer, comme dans le texte, latent... Mais si tel est le projet de la mise en scène - se faire non pas le prolongement, ni l'interprétation, ni la lecture, ni le commentaire mais l'égal absolu du texte, que l'on entend, et que l'on peut lire, aussi - à quoi sert-elle ? La question est peut-être stupide, et la remarque perfide, mais est-ce un hasard si lorsqu'il définit sa propre approche de la mise en scène, le même Claude Régy affirme : « Ce que j'essaie de mettre en œuvre comme principe de mise en scène c'est de ne pas mettre en scène » 290 . Nous sommes donc d'accord : la mise en scène (que refuse, ou qui n'intéresse pas, Claude Régy : il faudra peut-être trouver un autre nom pour désigner l'activité qu'il décrit dans ces propos) consiste en une opération de lecture, c'est-à-dire, en une actualisation minimale de ses potentialités signifiantes, au détriment - nécessaire, pour qu'une parole s'articule - d'autres potentialités signifiantes, et c'est, comme dirait Lassalle, « le contraire d'une réserve à son endroit »...

Notes
277.

Ibid., p. 38.

278.

Ibid., p. 38.

279.

Pauses, p. 190.

280.

Daniel Mesguich, L'éternel éphémère, p. 38.

281.

Op. cit., p. 39.

282.

Pauses, p. 190.

283.

Op. cit., p. 235.

284.

Ibid., p. 235.

285.

Ibid., p. 235. Notons qu'il s'agit de réflexions sur Leonce et Lena de G. Büchner, qu'il a mis en scène pour le Festival d'Avignon, juillet 1989, puis au TNS, décembre 1989. Il faut encore ajouter que cette option de mise en scène d'une rotation des acteurs sur un même rôle, dans un même spectacle, a aussi pour raison objective une "responsabilité d'école"; il s'agit de donner "la chance pour chacun des participants d'une reconnaissance d'importance et de qualité équitables".

286.

Ibid., p. 236.

287.

Ibid., p. 235.

288.

Ibid., p. 235.

289.

Propos rapportés par Marie-Claire Pasquier, "Claude Régy: Garder le secret du livre", in L'Art du théâtre n°6, Hiver 1986-Printemps 1987, p. 67.

290.

Op. cit., p.62.