a) Nouvelle critique et mise en scène moderne : « même combat »

La « nouvelle critique », c’est le Sur Racine de Barthes (1963), qui la manifeste avec le plus d’évidence, et c’est ensuite Critique et vérité (1966) qui en théorise les principes avec le plus de netteté : entre l’une et l’autre publications, des salves de reproches, adressées contre cette « nouvelle imposture », dénoncée avec le plus de véhémence par R. Picard, dans un ouvrage au titre éloquent : Nouvelle critique ou nouvelle imposture (1965). Et voici la nouvelle critique et la mise en scène post-moderne à nouveau embarquées dans une même aventure, celle de la « déffence et illustration » 292 de leur bien-fondé : les divers plaidoyers que l’on rencontre ici et là dans la rhétorique métathéâtrale semblent attester de cette communauté de destin jamais démentie, même si les avatars de la critique devancent toujours de près de deux décennies ceux de la mise en scène. C’est par exemple, en 1985, le lancement de la revue L’art du théâtre, sous l’égide d’Antoine Vitez à Chaillot : son éditorial articule précisément la nécessité de cette publication avec celle d’une légitimation d’un art à nouveau menacé de procès pour imposture :

‘On défendra la fonction, l’existence même de la mise en scène, aujourd’hui à nouveau contestée dans son principe. [...] On ne permettra pas que le théâtre soit dépouillé d’une conquête historique, fondatrice de ce qu’on nommait le théâtre d’art. 293  ’

Ce sont ensuite ces « histoires de la mise en scène » dont les metteurs en scène aiment à esquisser un rapide panorama, dans lequel s'inscrit une quête de légitimation jamais assouvie : on y débusque à chaque fois les axes d'une problématique dans laquelle la nouvelle critique a eu à fonder sa légitimité, à peu près dans les mêmes termes. Aussi, ce sont ces « deffences et illustrations », venant répondre à des attaques plus ou moins explicites - si Barthes nomme et cite très clairement ses détracteurs, les metteurs en scène, eux, semblent se battre contre d’insituables, sinon d’invisibles, ennemis - ce sont ces plaidoyers, donc, qui permettent de mieux saisir la manière dont se définit désormais cette relation au texte qu’il convient de légitimer.

À l'origine, plus ou moins lointaine, mais toujours contestée par les tenants de la nouvelle critique, ou de la « nouvelle » mise en scène, le règne d’une prétendue Vérité, stable et définitive : pour le théâtre, c'est l'époque où régnait, comme dit Mesguich, « la loi tyrannique de l'univocité et de la primauté du texte » qu'il fallait, tout au plus « incarner » :

‘Le mot d'incarnation dit assez lui-même à quelle métaphysique du vrai, à quel sens canonique - à la fois originel, univoque et définitif - le théâtre avait affaire, comme si une vérité embaumée et enfermée dans l'énoncé d'un texte n'attendait que de se repaître, périodiquement, du sang de l'acteur, pour oser, vivifiée, reparaître en public. La réaction du "monde du théâtre" à ce vampirisme du livre, à cette loi tyrannique de l'univocité et de la primauté du texte, a coïncidé avec l'apparition du metteur en scène. 294

À cette « vérité embaumée et enfermée dans l'énoncé du texte » répond cet autre embaumement, par l'ancienne critique, du langage des classiques, que Barthes dénonce en des termes semblables :

‘Nous embaumons respectueusement le langage des écrivains morts et refusons les mots, les sens nouveaux qui viennent au monde des idées. 295

Le temps de l'ancienne critique, c'est en effet, comme au théâtre, le temps du « respect » de l'œuvre, se réclamant sinon d'une Vérité, du moins du « vraisemblable », tout aussi intemporel, et prétendument universel, dont les critères sont, selon Barthes, « l'objectivité », « la clarté », le « goût » - bref une critique qui prétend exiger, comme l'ancienne conception du théâtre telle qu’elle est dénoncée par Mesguich, une neutralité de l'interprétant qui peut confiner à son abolition :

‘On en vient à de curieuses leçons de lecture : il faut lire sans évoquer : défense de laisser aucune vue s'élever hors de ces mots si simples et si concrets - quelle qu'en soit l'usure d'époque. 296

Au théâtre comme en critique, une telle conception de l'activité de « lecture » débouche bientôt sur ce que Barthes appelle un « interdit de parole » 297 qui vient sceller les lèvres du lecteur :

‘Paralysé par les prohibitions dont il assortit le "respect" de l'œuvre (qui n'est pour lui que la perception exclusive de la lettre), le vraisemblable critique peut à peine parler : le mince filet de parole que lui laissent toutes ses censures ne lui permet que d'affirmer le droit des institutions sur les écrivains morts. Quant à doubler cette œuvre d'une autre parole, il s'en est ôté les moyens, parce qu'il n'en assume pas les risques.’

Doubler l'œuvre d'une autre parole, c'est, on l'a compris, la tâche que s'assignent désormais les uns et les autres, décidés à faire à leur tour acte d'écriture : parce que les textes sont faits de langage, et que le langage est désormais reconnu comme symbolique, c’est-à-dire, pluriel, polysémique, ils appellent le renouvellement constant de leur lecture. À Roland Barthes qui remarque qu’il n’y a « rien d’étonnant à ce qu’un pays reprenne périodiquement les objets de son passé et les décrive de nouveau pour savoir ce qu’il peut en faire » 298 , que « ce sont là, ce devraient être des procédures régulières d’évaluation », Vitez répond, vingt ans plus tard, que « le retour perpétuel de la mise en scène aux œuvres connues, le bêchage incessant de ce terrain-là, n’est pas autre chose que la recherche sans fatigue des variantes d’interprétation » 299 . Le problème réside alors dans le fait d’écrire, d’oser inscrire (sur la page ou sur la scène) une interprétation, alors que la polysémie désormais reconnue des œuvres, qui était ce qui appelait ce mouvement incessant de réinterprétation, interdit dans le même temps qu’on se prononce trop catégoriquement sur sa signification. La position du critique, comme celle du metteur en scène, tient dans un délicat entre-deux : il se situe quelque part à mi-chemin entre la lecture, rencontre avec le langage symbolique, ses potentialités infinies qui font signe du côté d'une insaisissable pluralité, et l'écriture, qui est inscription d'une parole, risque d'un sens. La mise en scène, comme la nouvelle critique, « donne une parole (parmi d'autres) à la langue mythique dont est faite l'œuvre » 300 , elle est un « discours qui assume ouvertement, à ses risques, l'intention de donner un sens particulier à l'œuvre ».

Les risques d'une telle aventure d'écriture, ce sont ceux de l'engagement personnel que suppose toute assertion : comme le metteur en scène, le critique a beau savoir que c'est la pluralité des sens de l'œuvre qui fonde sa démarche, le sens même de son métier, et la matière de son expression, il faut écrire, c’est-à-dire inscrire un sens, une interprétation plutôt qu'une autre : l'écriture, à la scène ou sur la page, part de l'indécidable mais doit finalement décider, et déclarer qu'elle décide :

‘Le critique peut bien douter et souffrir en lui-même de mille manières et sur des points imperceptibles au plus malveillant de ses censeurs, il ne peut finalement recourir qu'à une écriture pleine, c’est-à-dire assertive. [...] L'écriture déclare, et c'est en cela qu'elle est écriture. Comment la critique pourrait-elle être interrogative, optative ou dubitative, sans mauvaise foi, puisqu'elle est écriture et qu'écrire, c'est précisément rencontrer [...] l'alternative inéluctable vrai-faux ? 301

Cette alternative vrai-faux, on se souvient qu’elle hantait les metteurs en scène, nouveaux Œdipes soucieux de trouver la solution à l’énigme qu’est pour eux le texte, inquiets de n’avoir pas « la bonne interprétation », persuadés de « s’être trompés ». La conscience, l’inquiétude de cette alternative n’est pas contradictoire avec la nature polysémique du langage des œuvres : dire que les textes peuvent être variablement interprétés ne signifie pas qu’on puisse dire « tout », et bientôt « n’importe quoi » à partir d’elles : Barthes signalait déjà les contraintes qui venaient imposer leurs limites à la variation infinie des interprétations - « on ne fait pas du sens n’importe comment» 302 , et Vitez ne fait que préciser cette hypothèse, lorsqu’il postule que « les familles d’interprétation d’Hermione, ou de Hamlet, ou de Nina, ou de Courage, sont en nombre clos, et non point infini comme on pouvait le croire il y a peu, et que les choix de mise en scène aussi sont limités à quelques types essentiels » 303 . Pour la nouvelle critique comme pour la nouvelle mise en scène, le texte n’est pas un matériau inerte, indifférent, auquel on peut faire dire ce que l’on veut : il est, on l’a vu, cette énigme qui convoque, provoque son lecteur à risquer une réponse. Cette manière qu’ont les metteurs en scène d’articuler leur désir de mettre en scène au mystère de l’œuvre qui les y a convoqués, est déjà présente chez Barthes : dans l’œuvre, dit-il, « l’ambiguïté est toute pure : si prolixe soit-elle, elle possède quelque chose de la concision pythique, paroles conformes à un premier code (la Pythie ne divaguait pas) et cependant ouverte à plusieurs sens » 304 . Comme le Sphinx poseur d’énigmes, comme la Pythie diseuse d’oracles, le texte appelle un déchiffrement, réclame une réponse, à la fois libre puisqu’il y a polysémie, ambiguïté, mais contrainte, parce que toutes les solutions ne se valent pas. Si, comme dit encore Barthes, « l’œuvre est toujours en situation prophétique » 305 , il convient de ne pas se tromper sur les réponses, « critiques » ou théâtrales, qu’elle prophétise.

Mais au delà du risque « d'erreur », il y a encore, dans cet engagement personnel, le risque de se dire : choisir et interpréter un texte, de la part d'un commentateur qui assume désormais la subjectivité de sa position, et récuse l'académisme des lectures canoniques, c'est exhiber, à travers son plaisir de « lecteur », son désir d'écrire, et de trouver son propre langage. « La difficulté du modèle, résume Vitez, son opacité, provoque le traducteur à l’invention dans sa propre langue » 306 . Et cette langue là qu’il faut inventer, celle dans laquelle on écrit sa lecture de l’œuvre, trahit toujours, d’une manière ou d’une autre, le désir premier qui l’a fondée :

‘Seule la lecture aime l'œuvre, entretient avec elle un rapport de désir. Lire c'est désirer l'œuvre, c'est vouloir être l'œuvre, c'est refuser de doubler l'œuvre en dehors de toute parole que la parole même de l'œuvre [...] Passer de la lecture à la critique, c'est changer de désir, c'est désirer non plus l'œuvre, mais son propre langage. 307

Aussi, pour le metteur en scène, passer de la lecture à la mise en scène d'une pièce, c'est changer de désir, passer de l’amour de l’œuvre à la quête de son propre langage, c’est, comme dit Lassalle, « la violer par amour, la trahir par fidélité » 308 .

Notes
292.

Voir à ce sujet le n°6 de L’Art du théâtre, précisément intitulé « Déffence et illustration de la mise en scène », qui date de 1987... Toujours ces deux décennies d’écart.

293.

Antoine Vitez, in L’Art du théâtre n°1, 1985, p. 9.

294.

Daniel Mesguich, L'éternel éphémère, pp. 93-94.

295.

Critique et Vérité, pp. 31-32.

296.

Roland Barthes, op.cit., p. 22.

297.

Ibid., p. 26.

298.

Ibid., p.9. Ce n’est pas nous qui soulignons, et les metteurs en scène souscriraient sans doute pleinement à cette conception de la lecture comme recherche de ce qu’on peut faire du texte, avec le texte...

299.

Antoine Vitez, L’Art du théâtre n°1, p. 7.

300.

Critique et vérité, p. 69.

301.

Op. cit., p. 28.

302.

Ibid., p. 71.

303.

A.Vitez, L’Art du théâtre n°1, p. 8.

304.

Critique et vérité, p. 59.

305.

Op. cit., p. 59.

306.

L’Art du théâtre n°1, p. 8.

307.

Op. cit., p. 85.

308.

Ibid., p. 27.