b) Une « trahison fidèle »

Viol ? Trahison ? Il y a du viol, toujours, dans le fait de « traquer, dans le texte [...] le silence, l'enfoui, l'informulé, tout ce qui résiste à l'idée même de représentation » 309 . Que l'on songe à la manière dont Jacques Lassalle, après avoir inventorié les interprétations dont Rosmersholm d'Ibsen avait fait l'objet, risquait sa propre parole interprétative, qui débusquait, par delà les faux-semblants, « le secret obscurément pressenti de l'œuvre », jusque là demeuré « caché », parce qu'« essentiel et peut-être inacceptable ». Que l'on songe encore à ce que Chéreau disait avoir percé de « la situation de base » de Dans la solitude - une inavouable relation de désir entre deux hommes - qu'il entendait montrer, bien que Koltès ait eu pris le soin de l'occulter dans une lettre toute en circonvolutions et en périphrases. Et chez Luc Bondy, enfin, cette relation au texte comme un face à face entre deux êtres qui joueraient au jeu de la vérité cachée :

‘Une pièce, une bonne, c'est comme les yeux de quelqu'un que l'on scrute, lorsqu'il parle, afin de découvrir ses pensées différentes, autres, celles qu'il ne dit pas. 310

Chez Luc Bondy la violence faite à l'œuvre s'arrête là : il s'agit du « courage de ne pas aller dans le sens de la narration, sans que cela suppose que l'on s'engage délibérément sur des chemins de traverses, sur des voies contre », sans aller jusqu'à « faire exploser les pièces ». Simplement « découvrir ce qu'elles cachent » 311 . Chez Lassalle cette découverte assume et revendique davantage les violences qu'elle réclame contre l'œuvre, au nom du désir qu'on a pour elle. La quête de sa vérité exige de la mettre à la question, et sur Racine, cette violence prend la forme d'une extraction, dans les profondeurs, de la crudité que le lisse et la beauté de l'écriture recouvrent :

‘Encore faut-il, sous l'artifice, retrouver la vérité ; sous le drapé, les corps ; sous l'interdit, le cri ; sous la douceur, la cruauté, sous la litote, l'excès ; sous Rome, Versailles, et sous Versailles, aujourd'hui ; sous la trompeuse apparence, l'obscur objet de nos désirs. 312

Ici, il faut noter que le parallèle que nous élaborons entre nouvelle critique et mise en scène s'actualise d'une manière qui n'a rien d'anecdotique : dans ses notes de travail sur Bérénice, de Racine, Jacques Lassalle écrit : « Relire Roland Barthes ». Il n'est pas indifférent que la communauté de projet et de destin entre nouvelle critique et mise en scène se cristallise ainsi dans un effet d'intertextualité entre l'une et l'autre parole. Et les propos de Lassalle relatifs à Bérénice illustrent bien ce que Barthes dit du changement de désir qu'il y a dans le passage de la lecture à l'écriture : l'écriture en effet « n'aime pas l'œuvre », mais son propre langage, et sa propre origine - il y a bien quelque « viol », ou quelque « trahison » à poursuivre dans l'œuvre de Racine « l'obscur objets de nos désirs », à la mettre en scène pour « donner corps à ses rêves », plus qu'à la lettre du texte : l'écriture de la lecture, reconnue désormais comme écriture subjective, est une écriture de soi plus que de l'œuvre commentée.

‘Mettre en scène c'est aussi cela : un départ à la rencontre de soi autant que de l'autre. Ce mouvement d'appropriation, cette manière de "trahison fidèle" - il y a tant de textes sous un texte -, c'est le plus juste, le plus riche hommage qui se puisse rendre à une œuvre et à son auteur, sur un théâtre. 313

On pourrait opposer à cette déclaration la contestation d’un Luc Bondy : « Je me révolte contre ce narcissisme, dit-il, parce que moi je préfère aimer les pièces » ; mais si l'on se souvient de la formule de Barthes, « seule la lecture aime l'œuvre », et lorsque le lecteur fait de son désir une écriture, c'est un autre désir qu'il poursuit, celui de son propre langage - ce que Bondy dit aussi, d'une autre manière : « ce qui compte, poursuit-il, ce n'est pas ce que je projette, c'est ce que je révèle ». Et cette révélation est toujours violence, infraction de l'œuvre : chez Mesguich elle est le fait de l'acteur, qui « aime la lettre, aime à être contre elle. S'en débattre, s'y ébattre, s'y lover, la voler, la dévoiler, la révéler. Il aime à chercher le chiffre en elle » 314 . Toujours la métaphore du viol amoureux court en filigrane de ces évocations fantasmatiques de l'art de la mise en scène. Violante lecture de l'œuvre, qui se veut encore, chez Mesguich, exhibition de son caractère « palimpsestueux » - le mot est de Genette, et nous plaît pour ce qu'il porte à la fois de désir et de violence. Ainsi selon l'auteur de L'éternel éphémère, le metteur en scène « cherche sans cesse à quoi renvoient chaque ligne, chaque mot, chaque lettre ; il tient tout texte pour un palimpseste. Il part de la lettre mais, précisément, il en part, c'est-à-dire qu'il n'y reste pas, persuadé qu'elle le renvoie à une autre lettre, qui le renvoie à une autre... » 315 . On pourrait voir trahison dans cette manière de « partir du texte » et de n'y pas rester, de le « mettre en crise », de l'ouvrir à d'autres textes, d'autres images... et presque souillure, pour qui se voudrait le garant du texte « pur » :

‘Le metteur en scène aide l'impureté à croître, il favorise l'intrusion des grains dans la machine [...] ; sa fonction à lui est d'ouvrir les livres, tous les livres ; il se fait l'artisan des rapprochements inattendus, improbables, des retournements soudains, des mouvements dans la lettre. 316

Se définit ainsi peu à peu, dans la rhétorique métathéâtrale des uns et des autres, l'idée d'une pratique de la mise en scène devenue « écriture d'une lecture » mais d'une lecture active, qui pour « mettre la lettre en mouvement » ne craint pas de malmener l'œuvre qu'elle aime, et de la « violer par amour »

Qu’en est-il alors de cette fidélité revendiquée par tous ? Comment être fidèle à ce que l’on trahit ? Dans une relation harmonique qui recherche moins le « vrai » que le juste : c'est ici Roland Barthes qui formule ce principe, à propos de l'écriture critique, mais plus que jamais son propos nous paraît épouser parfaitement l'activité des metteurs en scène :

‘La mesure du discours critique, c'est sa justesse. De même qu'en musique, bien qu'une note juste ne soit pas une note "vraie", la vérité du chant dépend, tout compte fait, de sa justesse, parce que la justesse est faite d'un unisson ou d'une harmonie, de même, pour être vrai, il faut que le critique soit juste et qu'il essaie de reproduire dans son propre langage, "selon quelque mise en scène spirituelle exacte", les conditions symboliques de l'œuvre, faute de quoi, précisément, il ne peut la respecter. 317

L'expression de « mise en scène spirituelle exacte » est de Mallarmé, empruntée à la préface à Un coup de dés jamais n'abolira le hasard 318 , et si ce n'est pas nous qui la soulignons, elle sert notre propos avec une éloquence inespérée ; ainsi le poète et le critique ont en commun cette activité de « mise en scène spirituelle exacte » qui les fait porter sur la page la forme la plus juste de ce qu'ils ont à dire (la parole poétique du premier, sa continuation sous forme de lecture-écrivante par le second). Le metteur en scène de théâtre ne fait pas autre chose : sa page est la scène, son encre est faite du corps et de la voix des acteurs, et sa mise en scène, au lieu d'être « spirituelle », est charnelle. Mais pour lui aussi, la justesse de son projet passe par l'harmonie des langages mis en rapport. « Il faut que le symbole aille chercher le symbole [...] c'est ainsi finalement que la lettre de l'œuvre est respectée » 319 dit encore Barthes ; le « symbole », c’est-à-dire la « langue plurielle », ambiguë, dont les signifiés toujours sont flottants, fuyants. Pour être fidèle, le commentaire se devra de s’écrire dans une langue aussi riche que celle du texte, et comme elle, symbolique.

La trahison, alors, change de camp : elle est du côté des commentaires qui « manquent le symbole », ce qui peut se produire de deux manières, dont la première « consiste à nier le symbole, à ramener tout le profil signifiant de l'œuvre aux platitudes d'une fausse lettre ou à l'enfermer dans l'impasse d'une tautologie » 320 (ce dont archéo-critique et « archéo-mise en scène » se sont rendues coupables en prônant une lettre une et indépassable...). La seconde est plus retorse, et les temps modernes de la critique et de la mise en scène semblent davantage s'y être compromises : elle consiste « à déclarer d'une part, que l'œuvre s'offre au déchiffrement (ce en quoi on la reconnaît symbolique), mais d'autre part, à mener ce déchiffrement au moyen d'une parole elle-même littérale, sans profondeur, sans fuite, chargée d'arrêter la métaphore infinie de l'œuvre pour posséder dans cet arrêt sa “vérité” » 321 . Pour Barthes, ce « manquement » est le fait des critiques « d'intention scientifique (sociologique ou psychanalytique) », où la « disparité arbitraire des langages, celui de l'œuvre et celui du critique [...] fait manquer le symbole » 322 . Est-ce extrapoler que de voir dans le passé récent de l'analyse dramaturgique, dévolue au règne du Dramaturg, et par lui, à celui d'une analyse idéologique fédératrice, à vocation en effet plus ou moins « scientifique », ce manquement au symbole dont les gens de théâtre tentent désormais de se prémunir ? Le nouvel âge de la dramaturgie se situe dans ce combat-là, qui prône l'ouverture du commentaire, plutôt que (mais au nom de) « l'ouverture de la lettre ». L'idée que l'œuvre est disponible aux interprétations qu'on peut en faire, que son caractère symbolique la destine à de multiples réappropriations, est désormais admise ; celle qui l'est moins, et que les metteurs en scène n'ont de cesse de revendiquer, c'est que leur propre écriture le soit tout autant - ouverte, poétique, plurielle, et non pas assujettie au règne d'un sens (unique) qu'il leur faudrait asserter.

De cela, l'observation détaillée de la rhétorique de la parole de mise en scène (la vocation poétique de ses innombrables figures, qui suscitent et préfigurent la poésie de la scène) permettra de se rendre compte. Mais avant d'en explorer les formes, il faut encore étudier les objets (les éléments textuels) sur lesquels elle travaille, pour les mettre en mouvement : puisque le propos de ce chapitre est de rendre compte de la relation métatextuelle au sein de l'interaction de répétition, il convient de tenter un inventaire - si possible exhaustif - des « lieux » où vient s'articuler cette relation ; de rendre compte, en somme, de tout ce que « lire » veut dire, et fait dire, en répétition... Or, nous le verrons, dans la lettre du texte de théâtre, tout peut faire l’objet d’un commentaire, d’une interprétation, d’une explicitation ; c’est de cette totalité que nous voudrions rendre compte, sans bien savoir si ce faisant nous nous écartons du champ traditionnel de la dramaturgie, ou si simplement nous l’approfondissons.

Notes
309.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 44.

310.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p.48.

311.

Op. cit., p. 104.

312.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 131.

313.

Jacques Lassalle, Ibid., pp. 182-183. L'expression "trahison fidèle" est de Victor Segalen, et donne son titre au livre de sa correspondance avec Henry Manceron.

314.

L'éternel éphémère, p. 74.

315.

Daniel Mesguich, L'éternel éphémère, p. 21.

316.

Op. cit., p. 91.

317.

Ibid., pp. 78-79.

318.

In Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 455.

319.

Critique et vérité, p. 79.

320.

Op. cit., p. 79.

321.

Ibid., p. 79.

322.

Ibid., p. 79.