1) Figures du metteur en scène en copiste médiéval...

a) Un scriptor qui retranche

Scriptor, le metteur en scène l'est en quelque sorte, par l'intermédiaire de son assistance administrative, qui « recopie » en effet le texte : chaque projet de mise en scène débute par cette opération sommaire qui consiste à établir une version dactylographiée, et facilement maniable, du texte en autant d'exemplaires que l'équipe compte de membres 328 . Cela n'a l'air de rien, mais c'est pourtant déjà un peu plus qu'une simple procédure reprographique, dans la mesure où le scriptor peut s'apparenter déjà un peu au compilator en s'octroyant des libertés en termes de troncation qui relèvent de cette deuxième fonction - car le compilator cite, et donc coupe. Il n'est pas rare, en effet, que les metteurs en scène fassent recopier le texte sans les didascalies : celles-ci étant désormais déchues de leur droit à orienter et à surveiller le passage à la scène, choisir de les couper, ou même, finalement, de les laisser, alors qu'elles sont jugées le plus souvent accessoires, est une manière de se prononcer déjà sur le texte, sur sa structure. Ici donc, le scriptor se fait compilator dans le sens privatif du terme (il retranche) ; lorsque ce texte est une traduction, et plus encore quand il s'agit d'un texte ancien, d'autres coupures ont pu, à ce stade préalable du travail, être opérées. Si rigoureuse soit-elle, une traduction comme celle menée par Jean-Pierre Vincent et Jean-Michel Déprats de Tout est bien qui finit bien n'est pas absolument exhaustive : si elle s'attache le plus souvent à trouver en français un « équivalent d'obscurité » pour certaines répliques énigmatiques du texte d'origine, elle décide de passer outre « quelques phrases qu'il faut évidemment couper parce que rien ni personne ne pourra faire quoi que ce soit entre ce qui est vraiment de l'étrangeté extrême et le public d'aujourd'hui » affirme Jean-Pierre Vincent 329 . À cette activité soustractive qui concerne l'établissement préalable de la lettre du texte, il faudrait ajouter celle qui consiste, pendant les répétitions, à couper du texte. Quoi qu'il en coûte aux praticiens - car un certain souci de fidélité leur fait préférer éviter ce genre de mutilation - il arrive que des contraintes matérielles ne leur en laisse pas le choix : ainsi pour rester dans l'exemple de Tout est bien qui finit bien, le premier filage intégral ayant duré 4h05, des coupures dans le texte se sont avérées nécessaires, ne serait-ce que pour permettre aux spectateurs de disposer des transports en commun pour leur retour... Et même si l'on consent à déborder totalement le calibrage habituel des spectacles, parce que l'ampleur d'une œuvre le réclame impérieusement, d'autres considérations d'ordre matériel peuvent encore venir faire fléchir le metteur en scène dans son désir de monter le texte intégralement : ainsi la version du Soulier de satin proposée par Antoine Vitez n'était pas non plus une version intégrale - dès les premières répétitions, la première scène de la deuxième journée fut coupée, ce qui « permettait d'économiser un ou deux acteurs, et de rendre moins acrobatique les parcours de rôles que nous élaborions alors » 330 . Si l'on veut rendre compte de la relation métatextuelle propre à l'activité théâtrale dans son entier il convient d'évoquer d'abord cette première activité qui fait du metteur en scène un curieux scriptor, soucieux comme lui de reconduire la matière du texte, mais qui, au nom de l'efficacité, voire de la possibilité, de cette reconduction, peut opérer sur lui un travail de troncation.

Notes
328.

Au Théâtre du Soleil, c’est, selon le témoignage de Jean-François Dusigne, Ariane Mnouchkine qui recopie elle-même, à la main, et en gros caractères, le texte destiné à servir de brochure aux comédiens ; manière peut-être de signifier son propre effort, son propre engagement aux côtés des comédiens qui auront à le proférer?

329.

Propos recueillis par Marc Dondey, partiellement retranscrits dans la brochure Nanterre-Amandiers n°12, mars 96.

330.

Eloi Recoing, Le Soulier de satin, Paul Claudel, Antoine Vitez: Journal de bord, Editions Le Monde, 1991. p. 48