b) Un scriptor-monteur

Une fois le metteur en scène ainsi armé de « ciseaux » qui l'autorisent à opérer des coupures dans le texte original, il n'est pas difficile de l'imaginer s'en servir non pour faire disparaître certains éléments du texte mais pour les redistribuer, selon des procédures que l'informatique a banalisées sous la forme du « copier/couper-coller ». Une forme de montage textuel peut ainsi se développer, dont certains metteurs en scène sont plus coutumiers que d'autres. Langhoff, par exemple ne dédaigne pas ce genre de liberté prise par rapport au texte, qui lui permet notamment de donner davantage d'importance à un élément trop vite expédié (à son goût) dans le texte. Odette Aslan rapporte ainsi que pour la fin du Ier acte des Trois soeurs, où Fedotik prend des photos-souvenirs de l'anniversaire d'Irina, le metteur en scène choisit de prolonger la durée de cet élément de jeu « à l'aide d'un montage de répliques » :

‘Il fait entrer plus tôt Fedotik (l'opérateur) et Rodè (qui tient le flash [...]). Il découpe les phrases de Fedotik et les insère par morceaux dans le dialogue des autres personnages attablés au fond du décor. 331

Une liberté en entraînant une autre, les procédures de montage auxquelles se livre le metteur en scène l'engagent bientôt à insérer, dans le texte dit sur scène, des éléments textuels allographes : l'élément déclencheur dans les Trois soeurs est le mot « rouvre » employé par Macha, pour lequel, ainsi que le rapporte Odette Aslan, « Matthias Langhoff déplore de ne pouvoir laisser entendre au public français que Macha fait référence à un poème immédiatement reconnaissable par les Russes ». La solution scénique est trouvée, très logiquement, dans l'intégration du poème en question au texte dit par les acteurs :

‘Lorsque son assistante lui apporte une traduction des deux premières pages du prologue de Pouchkine, il l'intègre au dialogue : enchaînant sur les deux vers dits par Macha, à qui la suite échappe, Rodè récite une vingtaine de vers : un insert éclairant pour le spectateur. 332

Le scriptor qu'est le metteur en scène s'engage ici sur la voie du compilator : il se tient face au texte comme face à un document que l'on peut découper et redistribuer différemment, et que l'on peut encore éclairer en l'augmentant de matériaux textuels allographes, qui sont, dans le cas que nous avons observé, d'autant plus fondés à y être introduits qu'ils sont incidemment cités par le texte lui-même : en faisant dire au personnage de la pièce le poème de Pouchkine auquel il est de toutes façons fait allusion, le metteur en scène procède un peu à la manière d'un chercheur travaillant à l'édition critique d'un texte, publiant en même temps que sa lettre « pure » les éléments textuels susceptibles d'en expliciter les allusions, les références et les sources. Finalement ni ce montage, ni les inserts allographes ne seront conservés dans la mise en scène définitive : à la fin de la troisième semaine de répétition, Langhoff décide de revenir au texte tel quel. Non que la procédure le gêne en principe : pour sa mise en scène de Philoctète (Heiner Müller), la même année, il n'hésite pas à introduire dans le spectacle un texte qu'il a co-écrit avec Laurence Calame. Peut-être l'écriture müllerienne, qui fait abondamment jouer l'intertextualité, appelle-t-elle plus volontiers ce type de collage - Langhoff livre ici son point de vue sur la question :

‘J'ai pris le texte de Müller comme un matériau, qui provient d'un autre matériau (celui de Sophocle) et qui, à mon sens, contient assez de matière vivante pour pouvoir accueillir des éléments de nature différente. 333

Le « matériau » tchekhovien, lui, a finalement incité le metteur en scène à un autre type de montage, qui consiste en un mélange de traductions d'une part (à celle de Markowicz-Morvan, jugée « sèche », vient se greffer ici et là celle « plus nerveuse » de Thomas Brasch), et en la réintégration, d'autre part, d'éléments textuels issus de la toute première version de la pièce, avant sa création par le Théâtre d'Art : quant à ce fameux « rouvre », dont Langhoff ne se satisfait décidément pas, il opte pour une substitution textuelle : à la place des deux vers de Pouchkine dans lesquels il figure, le metteur en scène fait dire aux acteurs une chanson de guerre qui figure dans la version dite « de Yalta », premier jet de la pièce que les corrections apportées par l'auteur juste avant le début des répétitions ont légèrement modifié. D'autres phrases figurant dans la version de Yalta et supprimées par la suite seront également rétablies, et de la même façon, une scène qui n'y figurait pas et qui « fonctionne mal » est supprimée...

Notes
331.

Odette Aslan, "Matthias Langhoff, Trois sœurs", article cité p.15.

332.

Article cité, p.15.

333.

Entretien avec Jean-Pierre Morel, in Théâtre/Public n°122, pp. 68-69.