c) Un compilator-auctor

Le travail de Langhoff qui fait circuler les éléments textuels allographes (comme ce poème de Pouchkine...) ou autographes (version de Yalta, correspondance de Tchekhov...) révèle l'importance de la documentation « critique » dans l'interaction de répétition : dans sa parole de mise en scène plus encore que dans son écriture scénique, le metteur en scène se fait compilator. Adressant à ses partenaires, parfois avant le début des répétitions, des textes, des photos, des images censées accompagner le texte, l'éclairer de diverses manières 334 , il fait encore circuler, pendant les répétitions, par voie de commentaire et de citation, une immense textualité, au sens large, dont il se fait l'aiguilleur. Et la citation se fait souvent, d’une manière ou d’une autre, incitation (à aller y voir de plus près) : pendant les répétitions de Trois Sœurs, Matthias Langhoff multiplie les références intertextuelles, dont la présence concrète, sous la forme de livres introduits dans la salle de répétition, est une invitation à la lecture : lui-même profite de chaque pause pour s’adonner à la lecture des lettres de Tchekhov, et Odette Aslan remarque un phénomène d’émulation dans cette curiosité intertextuelle : « Tous les comédiens deviennent curieux, lisent Tchekhov ou des témoignages sur la Russie, feuillettent des ouvrages laissés sur la table de régie » 335 . Ainsi s'établit, outre le texte lui-même, à ses entours, une textualité seconde ; textualité objective dans le sens où elle est concrètement maniable (elle est, pour l'ensemble des praticiens, un objet de lecture, au sens large qui admet qu'on lise une image, par exemple), mais aussi déjà subjective puisque la sélection de ce matériel jugé propre à informer la lecture de la pièce est déjà une opération critique sur elle, et que la manière dont elle est éventuellement rapportée, médiatisée, commentée par le metteur en scène est toujours une réécriture personnelle de ce matériel « objectif ». Aussi le metteur en scène à ce niveau de relation métatextuelle est-il un peu auctor, « donnant ses propres idées en s'appuyant toujours sur d'autres autorités ».

Mais la présence en répétition d'une documentation critique, forme « d'autorité » que l'on consulte, que l'on commente, ou que l'on rapporte de mémoire, ne constitue qu'une partie de cette textualité périphérique organisée autour de la pièce ; elle s'enrichit aussitôt d'une intertextualité beaucoup plus vaste, nourrie de documents non pas « critiques » mais poétiques, fictionnels, voire anecdotiques : ici s'ouvre le champ immense des procédures analogiques qui irriguent constamment le procès de lecture de la pièce. Cependant, parce que l'analogie est une pierre de touche de la fonction rhétorique du langage, nous préférons réserver cet aspect de la relation métatextuelle au chapitre suivant de notre étude, quitte à amputer ce chapitre-ci d'une dimension fondamentale de l'activité dont il est censé rendre compte. De cette circulation intertextuelle, nous ne retiendrons ici que ce qui relève proprement d'une documentation critique, qui s'articule à la pièce sur le mode d'une relation de commentaire encyclopédique (l'autorité, à proprement parler). Peut-être y a-t-il quelque arbitraire dans l'établissement de cette ligne de démarcation entre ce qui relève d'une intertextualité analytique et ce qui relève d'une intertextualité analogique, la seconde plus rêveuse, personnelle et volontiers « irrationnelle », mais qui procède, à l'évidence, aussi d'une opération de lecture. Une fois de plus notre entreprise nous conduit à ce genre de choix disruptifs - manière de « trahison fidèle », de notre part, envers notre objet qu'il nous faut aussi violenter pour l'éclairer...

Notes
334.

On se souvient que pour Jean-Louis Martinelli, l'établissement préalable de cette textualité périphérique était suffisamment important pour se substituer, selon lui, au travail à la table, qu'il préfère éviter autant que possible.

335.

Odette Aslan, in Théâtre/public n°122, p. 36.