a) Critique génétique

L'exploration de l'histoire de la lettre du texte peut constituer une première modalité d'approche critique - critique qu'on peut qualifier de génétique : Langhoff ne fait pas autre chose lorsqu'il va puiser dans la toute première version des Trois Sœurs des points d'appui pour éclairer sa mise en scène. On peut évoquer également ici le cas particulier de l'œuvre de Shakespeare, significativement présente dans notre corpus : le matériau « shakespearien » qui échoit aux lecteurs contemporains, plus que tout autre texte, peut-être, est le fruit d'un établissement progressif, fait d'ajouts et de retranchements successifs, et il peut être jugé utile de reconstituer les étapes d'écriture par lesquelles il a transité. C'est l'exposé auquel se livre Patrice Chéreau lors du travail à la table autour de Richard III avec les élèves-comédiens du Conservatoire ; il ne s'agit évidemment pas d'une longue allocution magistrale, et bien plutôt d'une mise au point sommaire, par laquelle le metteur en scène informe, comme en passant, ses partenaires sur la relativité du matériel à partir duquel il va falloir travailler :

‘Il n’y a pas de textes originaux de Shakespeare, il n’y a pas de manuscrit. On a quelques textes imprimés qui ne correspondent pas tous les uns avec les autres. Ce qu’on appelle les in folio puis deux ou trois quartos ; on suppose que certains textes sont des textes écrits de mémoire ou d’après le texte du souffleur, donc avec les coupes de jeu, c’qui veut dire qu’il y a des versions qui ont été raccourcies, effectivement, ou bien d’autres textes qui ont été retranscrits de mémoire par des comédiens qui ont joué certains rôles ; mais il n’y a pas de version absolument probante de chaque pièce... Je pense qu’il n’y a pas non plus dans les textes originaux de divisions en actes, et en scènes, on pense que c’est postérieur, ça, et en plus les indications scéniques ne sont, la plupart, celles qui sont là par exemple, plus de la moitié ne sont pas dans le texte original.’

Relativité d'un texte dont l'original ne peut être que postulé, qui connaît plusieurs versions concurrentes, qui a fait l'objet de retranscriptions de mémoire ; relativité encore d'un texte dont la forme actuelle, divisée en actes et en scènes, accompagnées de didascalies, n'est qu'un avatar de son histoire... Ce qui nous intéresse dans cette entrée en matière, qui passe par une certaine érudition quant à l'histoire de la lettre du texte, est l'usage qu'en peut faire une mise en scène : poser, à l'orée du travail de répétition, une telle relativité de la lettre, c'est à la fois une manière de précariser l'entreprise artistique, puisque son objet de départ, son fondement, paraît n'être guère fiable - ce n'est pas tout à fait l'œuvre de Shakespeare qui nous échoit, mais un de ses avatars - et une manière d'en renforcer la fécondité, et de légitimer la liberté créatrice du metteur en scène. Implicitement, Chéreau dit ici en somme qu'il y a du jeu dès le départ entre plusieurs versions du texte - ce qui autorisera qu'entre praticiens on joue en effet avec la lettre, qu'on ajoute et qu'on retranche : en l'occurrence, le metteur en scène proposera un montage de scènes d'Henri VI, organisant une forme de prologue à Richard III. Signaler que les didascalies ne sont nullement le fait du texte original, c'est indiquer qu'on a toute liberté pour n'en pas tenir compte et réinventer à sa guise les modalités d'entrée et de sortie des personnages - ce dont le metteur en scène ne se privera pas, par exemple dans la scène III, 1, en décidant de faire entrer la reine Marguerite beaucoup plus tôt que ne l'indique la didascalie, afin de la faire errer longuement comme un fantôme autour de la scène de groupe... Et préciser enfin que la division en actes et en scènes n'est pas non plus le fait du texte original, c'est annoncer qu'on peut jouer d'une continuité du texte, ou d'un chevauchement des scènes les unes par les autres - ce qui est encore une manière de mise en scène de Chéreau pour ce spectacle, qui en effet organisera les scènes selon le principe d'un montage chevauchant, faisant débuter telle scène « par dessus » la fin de celle qui la précède... Naturellement ce « programme » de mise en scène est implicite, peut-être même est-il encore inconscient pour le metteur en scène lui-même à ce stade de travail, et nous le reconstituons ici a posteriori. Ce que nous cherchons à mettre en lumière, à travers le parallèle que nous établissons entre cet exposé informatif de la part de Chéreau et les options de mise en scène qu'il privilégiera, c'est « l'usage » artistique qu'on peut faire d'un savoir encyclopédique. Il nous semble que ce type d'information quant à l'histoire de la lettre du texte ne vaut pas pour lui-même dans l'interaction de répétition ; même si les comédiens à qui Chéreau s'adresse ici sont des « élèves », nous ne sommes pas sur les bancs de l'université, et ces éléments de culture littéraire ne sont pas une fin en soi. Ils ne sont livrés que pour être mis en jeu, nous semble-t-il, et leur vocation est bien plus de fonder une pratique que de constituer une culture.

La parole de Jean-Pierre Vincent autour de Tout est bien qui finit bien nous offre un autre exemple de « l'usage » artistique qu'on peut faire d'un savoir encyclopédique ; lui aussi aborde la lettre du texte à partir de la question de sa relativité, mais d'une autre manière. Dans le premier quart d'heure de son allocution d'ouverture, il évoque le texte-source dont s'est inspiré Shakespeare pour écrire sa comédie : une nouvelle de Boccace, issue de la troisième journée du Décameron. L'argument de la pièce de Shakespeare peut donc être inféré relativement à la trame narrative dont elle est issue et à sa situation dans l'œuvre de Boccace : on se souvient des propos de Jean-Pierre Vincent qui arguait du fait que la nouvelle se situe dans la troisième journée, consacrée à des récits sur l'art de parvenir à ses fins grâce à la ruse, pour déduire l'argument de la pièce (comment Hélène parviendra à ses fins), et conclure à un optimisme de cette comédie, particulièrement nécessaire en cette fin de XXème siècle. Cette manière de remonter en amont de la pièce n'a ici pas tant pour vocation de signaler qu'il y a du jeu entre les deux textes, que d'annoncer un programme de jeu, une manière de comprendre et de mettre en scène cette pièce en fonction de la quête couronnée de succès de son héroïne, féministe avant l'heure... Du jeu entre les deux textes, il y en aura pourtant aussi, puisque cette nouvelle a également fait l'objet d'un travail de traduction de la part de Jean-Pierre Vincent, travail qui nourrira ses indications de mise en scène ici et là ; ainsi dans la scène II, 3, où Bertrand refuse d'abord, puis accepte finalement la main d'Hélène dans un retournement de situation que le comédien a du mal à jouer, Jean-Pierre Vincent se réfère, pour l'aider, à la nouvelle, qu'il cite de mémoire : « Comme un homme qui avait médité son comportement, il donna son accord » ; ici la nouvelle sert d'appui, apporte un complément d'information auquel le metteur en scène choisit de rester fidèle pour orienter le jeu de l'acteur. Ailleurs c'est l'écart qu'il marquera, en remarquant pour la scène III, 7, où Hélène fomente son plan avec les florentines, que dans la nouvelle Diana n'est pas censée assister à la scène, tandis que Shakespeare l'intègre... Cette traduction réalisée par le metteur en scène, longtemps promise aux comédiens, finit par leur être communiquée en effet, ce qui permettra ensuite à Jean-Pierre Vincent d'y prendre appui pour ses indications de manière plus allusive, disant simplement à tel comédien : « pense à la nouvelle de Boccace ». Ici comme chez Chéreau, donc, « l'appareil critique » - dont fait évidemment partie le texte-source d'une pièce - est convoqué pour ses potentialités en terme de jeu et de mise en scène ; si la documentation est matière à enseignement, c'est pour ce qu'elle instruit très concrètement la pratique, et nullement à des fins théoriques.

Puisque nous sommes ici dans l'investigation des conditions de production d'un texte, et dans l'usage qu'en peuvent faire les metteurs en scène, il faudrait dire quelques mots de cette question s'agissant des textes contemporains. L'affaire est un peu particulière, puisque pour ces textes récents il n'y a guère de « documentation critique » susceptible d'éclairer les praticiens sur la genèse d'une œuvre, sinon ce qu'en peut dire l'auteur, à titre privé ou dans des publications annexes. Dans le cas de l'œuvre de Bernard-Marie Koltès mise en scène par Patrice Chéreau, il est frappant de constater que la connaissance assez intime qu'il a de l'auteur fait office, pour le metteur en scène, d'éclairage sur l'œuvre - éclairage non pas « critique » (puisqu'il vient de l'auteur lui-même), ni encore moins latéral (pour la même raison), mais au moins complémentaire : dans un extrait de répétition de Dans la solitude, il livre à Pascal Greggory ce commentaire sur la « situation-source » qui fut, selon les dires de Koltès, à l'origine de cette pièce :

‘L’idée, de le faire seul au début, c’est que, à un moment donné on peut montrer - c’est ça l’idée sur laquelle j’voulais partir - c’est qu’au début on peut montrer une sorte de fragilité du Dealer... L’idée c’est bien évidemment qu’il n’a rien à proposer, et qu’il y a un bluff total dans le fait de dire : “j’ai tout ce qu’il vous faut”, hein ? L’idée c’est ce que Bernard....euh Koltès avait dit, c’est-à-dire dans un hangar qu’est un peu comme celui-là, dans un lieu à New York, enfin hangar c’est pas sûr parce que je mélange avec Quai Ouest, mais qui sont des lieux de- de- de- drague, évidemment, qu’un mec lui avait dit : “j’ai tout ce que tu veux”. C’est gonfler en une heure et demie, une heure vingt, quelque chose qui a duré trois minutes, deux minutes, une minute et demie, comme ça. Qu- quelqu’un lui avait dit : “j’ai tout ce que tu veux, de l’héro, de la coke, du shit”, euh, tout. Et Bernard, naturellement, Koltès avait dit : “j’veux rien”... Jusqu’au moment où il a compris que l’autre faisait la manche.’

On retrouve ici la même articulation entre « critique génétique » et option de mise en scène : les savoirs latéraux dont peuvent s'enrichir les metteurs en scène sur les sources de l'œuvre ne sont ainsi reversés dans l'interaction de répétition que s'ils permettent d'orienter ou de justifier une décision de jeu. L'anecdote à l'origine de la pièce (faisant intervenir un faux dealer qui fait la manche) telle qu'elle a été rapportée par l'auteur, et dont Chéreau se fait le relais ici, lui permet ainsi de justifier l'orientation de sa mise en scène dans le sens d'une fragilité du Dealer, fragilité que sa première mise en scène avait totalement négligée : concrètement, cette option se traduit immédiatement par « l'idée de le faire seul au début », et infléchira par la suite bien des décisions de jeu (par exemple sa profonde émotion, visible, pendant le monologue des « aveux » de désir du Client...). Pour la comédie de Shakespeare comme pour la pièce (la tragédie ?) de Koltès, éclairer l'œuvre au moyen de sa source (romanesque ou anecdotique) permet au metteur en scène de resserrer la trame dramatique autour d'un axe fort - l'argument originel - qui structurera l’enjeu de sa mise en scène.