b) Critique historique

Ce que nous appelons la critique « historique » vaut pour les textes en relation avec le passé - qu'ils relatent une époque passée, et/ou qu'ils aient été écrits par le passé, et concerne donc deux strates temporelles, qui ne coïncident pas nécessairement. Il convient ainsi de distinguer les investigations concernant l'époque référée par le texte, et celles concernant l'époque de sa production et de sa réception originelle. Cette distinction nous paraît d'autant plus nécessaire que ces deux démarches analytiques ne semblent pas avoir les mêmes potentialités pragmatiques en matière de mise en scène.

La première démarche, qui consiste à éclairer le texte à partir d'informations concernant l'époque référée par le texte, connaît une importance variable suivant la nature du texte choisi : s'il s'agit d'une pièce dont la vocation « réaliste » est patente, une telle érudition historique semble pratiquement indispensable pour en proposer une mise en scène « éclairée ». Dans son travail sur les Trois sœurs de Tchekhov, Langhoff n'a ainsi de cesse de poser des questions relatives à la réalité historique qui constitue l'arrière-plan du texte, notamment en ce qui concerne la situation des militaires dans cette Russie fin de siècle (arrière-plan auquel Langhoff entend précisément donner une importance dramatique de premier plan...). Odette Aslan évoque ainsi la multitude d'interrogations que le metteur en scène formule à ce sujet en répétition, au point d'en paralyser le processus :

‘Comment les officiers se regroupent-ils dans cette maison ? Quelle est l'importance d'un Commandant de batterie (Verchinine) par rapport à un Commandant de brigade (feu le Général) ? Sans les réponses à ces questions, Matthias Langhoff refuse de continuer la répétition. Il en a besoin pour établir les entrées, les salutations, les réseaux interrelationnels. 336

Aussi la documentation établie et apportée le lendemain par l'une des assistantes, sur l'armée russe en 1896, est-elle bien plus qu'un appoint d'érudition : ses incidences pragmatiques seront déterminantes pour la mise en scène. En revanche, s'agissant de textes qui se situent dans un rapport à l'histoire plus libre, ou fantaisiste, une telle documentation nous semble relever d'une érudition éventuellement utile pour comprendre le texte, mais pas nécessairement susceptible d'en orienter la mise en scène ; il s'agit alors d'un appoint d'information dont l'intelligibilité du texte s'enrichit, mais qui a peu de conséquences sur le plan pragmatique. Ainsi par exemple des drames historiques de Shakespeare : le travail à la table autour de Richard III montre une séquence où Patrice Chéreau et Daniel Loayza procèdent de concert à une mise au point à propos des dynasties anglaises concernées par les drames historiques de Shakespeare, mise au point qui semble avoir pour vocation d'éviter l'égarement des comédiens devant la complexité de relations familiales que l'onomastique rend plus opaque encore : ainsi l'assistant de Chéreau précise-t-il aux élèves-comédiens que le nom de « Plantagenêt » désigne indifféremment dans la pièce le clan des Lancastre et celui des York, apparentés puisqu'ils sont tous des descendants d'Edouard III, « cousins les uns des autres à des degrés divers ». Au delà de cette précision qui permet d'y voir un peu plus clair sur les relations de filiation entre les personnages, il ne semble guère y avoir d'intérêt à explorer plus avant les réalités historiques qui sont le point de départ de la pièce : Chéreau ne manque pas de souligner qu'il y a bien là du réel historique, mais c'est pour mettre aussitôt l'accent sur la manière dont Shakespeare entreprend de le figurer - pour ce qui est de l'Histoire, elle n'est évoquée que pour être jugée accessoire, impropre à informer la mise en scène :

L'Histoire, donc, « ça ne peut pas nous apprendre à jouer la pièce » : aussi l'exposé qui sera fait de la guerre des Deux-Roses, « matière (historique) première » de la pièce, sera-t-il pour le moins sommaire, et entièrement subordonné à la vision de Shakespeare, qui prime. Patrice Chéreau propose ainsi un commentaire qui tient plus de l'analyse dramaturgique que du compte-rendu historique :

‘Il y a une période de trouble et de-, sanguinaire, et monstrueusement injuste dans la guerre des Deux-Roses, hein ce qu’on appelle la guerre des Deux-Roses, qui est arrivé au pire, qui est arrivé au fléau de dieu par Richard III, et qui finalement tout ceci, où les deux pièces sont prises entre- y a un très bon apparemment très bon roi ou homme presque saint qui est Henri VI, et l’incarnation du mal qui est Richard III, et les deux finalement, aucun des deux n’a la bonne solution. Tous les deux font des mauvais rois, en fait, mais petit à petit dans l’inconscient de de tout le monde de toute l’Angleterre, il est apparu, il a fini par devenir la figure du mal, et d’un mal plutôt nécessaire puisque c’est par ce mal que les Richmond et la dynastie des Tudor va régner. C’est une vision de l’histoire, du temps, de Shakespeare, il raconte tous les soubresauts qu’il a fallu pour faire ressortir l’apparition des Tudor, en fait, Henri VII.’

Commence à se faire jour ici un tropisme constant de la parole de mise en scène, qui, même si elle part d'une approche du texte qui le tient pour un « document », tend à le retrouver aussitôt comme « monument », où ce n'est pas tant le monde attesté par l'œuvre qui retient l'attention de ses lecteurs, que la relation qu'elle entretient avec lui (la « vision » de Shakespeare), puis avec elle même, dans ses propres faits de structure : la réalité historique complexe semble ainsi abandonnée au profit de la structure métaphorique oppositionnelle de l'œuvre, qui dresse un Richard, « figure du Mal », contre un Henri VI, « presque saint », comme tout à l'heure le temps historique disparaissait derrière la structure temporelle de la pièce, toute de contractions et de dilatations, au gré de la « liberté de l'écrivain ».

La mise en scène du Soulier de Satin par Antoine Vitez invite elle aussi à l'exploration de l'époque référée par la pièce - en l'occurrence la charnière du XVIème au XVIIème siècle : on y lit, pendant les répétitions, des textes sur les esclaves au Brésil pendant la Renaissance, ou sur les rites vaudous... Mais, là encore, les connexions entre le texte et son en-dehors historique semblent se limiter à des détours ponctuels, et ne semblent productifs que s'ils suscitent des associations d'idées. Tel éclairage historique inspire ainsi à Eloi Recoing (peut-être se fait-il ici le médiateur de propos de Vitez) ce commentaire dubitatif :

‘On peut vouloir reconnaître sous les traits d'Isabel la fameuse Margotine, et sous ceux de Rodilard, Henri de Hoppenot. Mais quel savoir est-ce là ? Et qu'en faire concrètement dans le jeu ? 337

La question de l'utilité de cette forme d'érudition historique dans le concret de la création théâtrale se pose en effet pour bien des praticiens, soucieux souvent de se documenter abondamment avant les répétitions, mais ne faisant ensuite qu'un usage très limité de ce savoir dans l'interaction de répétition. Luc Bondy, qui diagnostique dans sa propre attitude la « névrose de l'autodidacte », évoque cette boulimie de lectures - pour la mise en scène de Don Carlos, de Verdi, il se souvient avoir voulu « découvrir l'histoire des Habsbourg et le fonctionnement de l'Inquisition, plonger dans une biographie romancée de la marquise d'Eboli. Comment choisir ? Finalement j'ai décidé de ne pas choisir et de lire un peu partout tout ce qui me passionne » 338 . Mais sitôt entreprise, cette investigation historique révèle ses propres limites. Outre qu'elle met le metteur en scène en position - manifestement évitée - de « recommencer à aller à l'école », elle s'avère impropre à nourrir l'imaginaire de la mise en scène :

‘On ne peut pas, je ne peux pas faire de la mise en scène à partir de ce savoir-là, fraîchement acquis, peu ouvert sur l'imaginaire. Seule l'association d'idées inspirée par l'histoire m'aide vraiment dans le travail... 339

L'association d'idées plutôt que l'érudition, voilà la porte d'entrée par où la connaissance de l'Histoire peut venir contribuer à l'imaginaire de la mise en scène ; Luc Bondy en donne quelques exemples, qui révèlent que ce n'est pas nécessairement l'importance historique d'un événement qui l'institue comme déclencheur pour la créativité théâtrale :

‘Par exemple, ça me fait "planer", comme on dit aujourd'hui, le fait de lire que, lorsque Don Carlos a été gravement malade, afin qu'il guérisse, le duc d'Eboli a fait déterrer un moine canonisé avec lequel celui-ci a dû passer une semaine dans le lit. [...] Cela alimente l'imagination même si je ne vais pas monter ça. On découvre ce que le mot religion voulait dire alors. Un autre exemple, c'est l'arrestation de Don Carlos à laquelle Philippe II se résigne douloureusement [...] J'aime beaucoup le récit étonnant de la séquestration de don Carlos : la nuit, tout d'un coup, on l'enferme dans sa propre chambre que l'on transforme brusquement en prison. Ces scènes terribles habitent mon imagination et quand je regarde le décor nu de Gilles Aillaud, je me souviens d'elles, comme si je les avais imaginées.’

L'anecdote plutôt que l'analyse panoramique, le resserrement sur l'expérience d'une subjectivité plutôt que l'observation des problèmes collectifs... C'est, pour Luc Bondy, le ponctuel, l'intime, ce qui dans l'Histoire est le moins « historique » qui retient l'attention, « alimente l'imagination », nourrit les rêves de mise en scène, et informe finalement la pratique. Ces rêveries-là, qui s'expriment dans l'interaction de répétition sous la forme de procédures analogiques, feront l'objet d'une étude ultérieure, et ne concernent pas à proprement parler l'approche documentaire encyclopédique dont nous nous attachons à cerner les contours ici...

Venons en à la deuxième strate temporelle susceptible d'être prise en compte s'agissant de la mise en scène de classiques : il s'agit de l'époque de la création originale de l'œuvre : Le Soulier a beau relater une histoire censée se dérouler entre le XVIème et le XVIIème siècle, c'est bien davantage de sa propre époque d'écriture qu'il atteste, ne serait-ce que par sa forme, ce dont ces propos d'Eloi Recoing rendent compte :

‘Collage, impertinence, désinvolture sublime, anachronisme constant, de la vulgarité bourgeoise (dans le goût des prosateurs du début de ce siècle) à la pureté de Saint-Jean de la Croix ; toutes les formes sont ici inventoriées, et de la même façon tous les modes de jeu seront par nous employés. On devrait être surpris, saisi par la révélation de l'Art Moderne ; 1920 est là. 340

L'époque d'écriture est là, dans la lettre, qui doit être prise en compte par les praticiens, pour saisir les enjeux d'un texte ; en remontant encore en amont dans l'histoire littéraire, pour l'œuvre de Shakespeare par exemple, ou encore pour celle de Molière, il convient d'interroger cette époque en termes de conditions de production et de réception de l'œuvre. Ainsi la question de la relation de l'auteur au pouvoir royal en place, qui détermine ses conditions d'existence et peut se trouver être le destinataire de la représentation, peut être soulevée en répétition. Dans le cas des répétitions de Richard III, la question émane des comédiens, de savoir dans quelle mesure les drames historiques de Shakespeare faisaient l'objet d'une commande de la part de la royauté, et la part de liberté dont disposait le dramaturge pour exprimer ses positions en matière de politique. Les réponses apportées par Daniel Loayza et Chéreau tendent à circonscrire nettement cette part de liberté, soulignant par exemple le fait que Shakespeare « avait, disons, de très bonnes raisons officielles d’être très content de Sa Majesté », que « les théâtres étaient très très surveillés », et que conséquemment, il n'allait « certainement pas brocarder le pouvoir en place... ». Cette manière de situer le propos d'un auteur dans le contexte de ses conditions de production et de réception permet certes d'approfondir l'intelligibilité d'une œuvre, d'en cerner en l'occurrence les limites (en termes de liberté d'expression), mais on se doute que ces questions, posées dans le début du travail à la table, sont une manière de prendre connaissance du texte selon une modalité relativement intellectuelle qui n'infléchira guère la manière de le jouer... Comme l'érudition historique concernant l'époque référée par le texte, ce savoir-là ne peut qu'être tenu à distance de la pratique, qui n'en a que faire. La chose est particulièrement frappante pendant les répétitions du Tartuffe, par l'équipe du Théâtre du Soleil, où une allusion aux conditions de production de l'œuvre de Molière intervient en toute fin de parcours (pour régler la scène finale, qui pose bien des problèmes de mise en scène), allusion qui n'est faite que pour être présentée comme un contre-modèle : les comédiens, tous en scène pour le tableau final, semblent désemparés et échouent depuis un moment déjà à faire une proposition de jeu qui satisfasse Ariane Mnouchkine ; la metteur en scène fait alors ce retour :

‘Je dis pas du tout que c’est de votre faute... je cherche euh... faut qu’on comprenne, faut qu’on comprenne, comment on garde le concret d’un, d’une scène pareille. Il y a un moment de- je dirais de de de figuration absolue. Je suis pas certaine que c’est ce que veut Molière. Peut-être que- peut-être que oui- peut-être que- peut-être que, étant donné que c’était au Roi, tout le monde devenait figurant, mais nous on peut pas. Je suis désolée pour Molière, mais, je veux pas que tout le monde devienne figurant, et c’est un petit peu ce qui se produit, et vous vous mettez tous à jouer comme des figurants, c’est-à-dire à pas jouer au fond.’

Ici, les conditions de production originale de l'œuvre - l'adresse implicite au Roi, rendue dans cette pièce plus manifeste par la tirade finale de l'Exempt sur la clairvoyance du Prince, qui sauve in extremis les personnages du piège où ils se sont laissés enfermer - ne sont évoquées que pour être dénoncées comme invalides s'agissant d'une mise en scène actuelle : certes, dit en substance Mnouchkine, à l'époque, les comédiens pouvaient être réduits à l'état de figurants du fait du primat politique de la réception - le regard du Roi devenant le seul actant véritable de la représentation - mais une telle abnégation vaut ici comme signe d'une défaillance de la part des comédiens, et marque un échec de la mise en scène. Evidemment cette analyse n'est pas dénuée d'une certaine ironie de la part de Mnouchkine, et il nous semble que ce qui se joue en filigrane de ce commentaire tient davantage d'une analyse dramaturgique de la scène finale que d'un parallèle entre les comédiens du Théâtre du Soleil et ceux du Roi Soleil : implicitement, la difficulté à trouver une mise en scène juste de cette scène est imputée, non aux comédiens, mais à l'écriture même de la scène, où perce le tropisme royal qui a tendance à assujettir les personnages (à n'en faire que des « figurants ») - et c'est contre ce tropisme de l'écriture que doivent lutter les comédiens, à qui d'ailleurs Mnouchkine dit d'abord qu'ils ne sont pas du tout en cause dans cet échec de la mise en scène : « Je ne dis pas du tout que c'est de votre faute », commence-t-elle par dire, annonçant bien par là que c'est le texte lui-même qui draine avec lui ses conditions de production et de réception originelles, qu'il est bon de connaître afin de se donner les moyens de s'en émanciper.

Notes
336.

Théâtre/Public n°122, p.15.

337.

Eloi Recoing, op.cit. p. 85

338.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p. 105.

339.

Op. cit., p. 105.

340.

Eloi Recoing, op.cit., p. 25.